Première partie : Sur les traces du passé - Chapitre 1

233 10 11
                                    

Trois ans plus tard...

Mercredi 26 juin 2019, à l'aube

     Sur le seuil de la porte, alors que Madame Dumont s'apprêtait à fermer l'appartement à clé, Elisabeth s'écria soudain :
     — Attends ! Ne ferme pas, j'ai oublié quelque chose !
     — Tant pis Elisabeth, nous n'avons plus le temps, s'impatienta sa mère. Tu vas finir par rater ton train !
     Mais, à son grand étonnement, Elisabeth ne l'écouta pas et lui passa devant.
     — J'en ai pour une minute !
     Elle courut jusqu'à sa chambre et, malgré les protestations de sa mère, elle se mit à farfouiller dans les tiroirs de son bureau. Son collier. Elle savait exactement l'endroit où elle l'avait rangé trois ans auparavant, lors de leur arrivée à Paris. 
     Elle revit la rentrée de ses quinze ans, lorsque sa sœur jumelle, leur mère et elle avaient emménagé ici, chez leur beau-père, juste après le divorce de leurs parents. Elle avait enfoui le collier au fond d'un tiroir qu'elle avait pris soin d'éviter d'ouvrir durant ces trois longues dernières années.    
     Alors pourquoi donc éprouvait-elle ce soudain besoin de l'emporter avec elle ? Elisabeth l'ignorait. Mais, ce qui était sûr, c'est qu'à présent, elle ne pouvait se résoudre à partir sans.
     Ce n'est que lorsqu'elle le trouva enfin, enseveli sous une pile de cahiers, qu'elle sentit les pulsations de son cœur ralentir. Soulagée, elle serra précieusement son collier contre elle avant de le fourrer dans la poche de son blouson et de courir rejoindre sa mère dans le taxi.

***

     Elisabeth regarda sa montre. Huit heures trente-neuf... Il lui restait plus de vingt minutes avant que son train n'arrive. Pour tuer le temps, elle erra au hasard à travers les boutiques de souvenirs de la gare Montparnasse. 
Devant la vitrine d'une librairie, un petit livre avec une photographie de plage déserte attira soudain son attention. Piquée par la curiosité, elle entra dans le magasin et le feuilleta rapidement. Il s'agissait en fait d'un recueil de pensées positives et de citations assorties de photographies de paysages. Elisabeth s'apprêtait à le reposer quand la citation écrite sur la couverture l'interpella : « Il n'est jamais trop tard pour devenir ce que l'on aurait pu être. George Eliot ».
     Sans trop savoir pourquoi, elle garda le petit livre et passa en caisse. Cela pourrait peut-être lui donner quelques idées pour l'écriture de sa dissertation. Et puis, au pire, ça l'occuperait un moment du trajet... 
     Une fois dans le train, Elisabeth s'installa confortablement au fond de son fauteuil première classe que sa mère avait insisté pour acheter, malgré le supplément de vingt euros. Après le départ du convoi, elle sortit le livre de son sac et relut la première citation.
     « Il n'est jamais trop tard pour devenir ce que l'on aurait pu être. »
     Elisabeth se demandait si cela pouvait avoir un quelconque rapport avec son retour au village vacances... Était-ce une sorte de message prémonitoire ? Comme si, aujourd'hui, elle revenait au village pour affronter ce qui s'était passé trois ans plus tôt et reprendre le chemin de son ancienne passion... ? Bien sûr, elle savait que ce n'était qu'une simple coïncidence mais elle pouvait parfois se montrer très superstitieuse. 
     La tête appuyée contre la vitre du train qui la ramenait à son ancienne maison, elle repensa à sa vie d'autrefois et au divorce de ses parents. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, c'était à ce moment-là que tout avait commencé à basculer. 

    Janvier 2016... Quelques mois seulement avant que ma vie ne s'écroule. Déjà à cette époque, mes parents ne s'entendaient plus très bien. En fait, tout les opposait : ma mère était une grande avocate issue d'une famille bourgeoise. A l'inverse, mon père qui venait d'une famille beaucoup plus modeste, était un passionné de sport qui, après avoir succombé à la beauté de ma mère, l'avait finalement épousée.
    Quelques années après leur mariage, mon père avait réalisé son rêve, grâce à un héritage familial : ouvrir le village vacances Terre de Glisse. Ma sœur jumelle Clara et moi avions grandi là-bas, à Lacanau. A peine avions-nous su nager que Papa nous avait initiées au surf. Très vite, ce sport s'était transformé en une véritable passion pour moi, à la plus grande joie de mon père. Ma mère ne voyait pas cela du même œil. Elle avait sûrement d'autres projets en tête en ce qui nous concernait, ma sœur et moi, mais jamais encore elle ne s'y était opposée.
    Je passais la majeure partie de mon temps libre sur l'eau avec notre bande de copains. Et bien que ma sœur n'était pas aussi passionnée que moi par le surf, nous nous entendions à merveille. Nous étions inséparables, nous comprenant d'un simple regard. La vie me souriait, je ne ratais jamais une occasion de m'amuser et mes résultats en surf étaient loin d'être mauvais. Je venais même de me faire sponsoriser par une marque de surf quelques mois plus tôt.
    En bref, je nageais en plein bonheur. Chaque jour, je vivais un peu plus mon rêve. Jamais je n'aurai imaginé que tout puisse basculer du jour au lendemain.
    Je me souvins alors d'un soir d'hiver. Ce devait être au mois de février... Alors que ma sœur dormait déjà, il m'avait semblé entendre mes parents se disputer tard dans la nuit. Des cris, des sanglots, un claquement de porte. Et puis, plus rien. J'avais voulu réveiller Clara mais, sans bien savoir pourquoi, je m'étais finalement ravisée. Au lieu de quoi, j'avais fermé très fort les yeux, me persuadant que ce n'était qu'un mauvais rêve.
    Mais je ne m'étais pas trompée : nos parents divorcèrent quelques mois plus tard. Je me rappelle encore de la date exacte du jour où ils nous l'avaient annoncé : c'était le samedi 9 juillet, à notre retour du stage à Mundaka. Lorsque Clara et moi étions rentrées dans la cuisine, la table était déjà mise et nos parents étaient tranquillement installés, souriants, comme autrefois. Mais leur sourire sonnait faux. Il régnait une atmosphère étrange, tout était anormalement calme. Puis, ils s'étaient mis à parler tour à tour :
    — Les filles, votre père et moi avons une chose importante à vous dire...
    — ...mais on veut que vous sachiez que ça ne changera rien entre vous et nous. On vous aimera toujours autant, ce qui... 
    Et blablabla, le discours traditionnel. En gros, ils divorçaient, quoi ! A la rentrée de septembre, Maman irait s'installer à Paris. En attendant que le divorce soit officiel, Papa dormirait dans la chambre d'amis. Ce que j'avais tant redouté venait de se produire... Mais au fond de moi, je savais bien que cela finirait par arriver, tôt ou tard. En réalité, j'étais même étonnée qu'ils soient restés ensemble tant d'années tellement leur caractère et leur vision de la vie différaient.
    Peu après, il y a eu l'accident en surf... Ce qu'il s'est passé ce jour-là ? Disons que je n'ai pas vraiment envie d'y repenser pour le moment. En fait, la vérité, c'est que j'en suis purement incapable. Rien que le fait d'y songer me donne la chair de poule. Mais ce qui est sûr, c'est qu'à partir de ce jour-là, je ne fus plus jamais la même.
    Le matin qui suivit l'accident, le divorce de mes parents fut acté et une semaine plus tard, ma sœur et moi partions vivre à Paris avec Maman. Mais ce n'était pas tout : son amant – première nouvelle, elle trompait notre père – venait vivre avec nous. Enfin, en réalité, c'est plutôt nous qui avons emménagé dans son luxueux appartement du huitième arrondissement. A la rentrée, j'ai été admise à Notre-Dame de France, l'une des plus prestigieuses écoles privées catholiques du pays. Vu la médiocrité de mes résultats scolaires, Maman avait probablement claqué un tas d'argent pour m'y faire rentrer. Mais ça lui était bien égal, du moment que sa fille recevait enfin une bonne éducation. Adieu le collège Jean Moulin et tous les « Hippies » de sa section sport études, comme ma mère avait l'habitude de les appeler.
    Notre arrivée à Paris fut pour moi le début d'une toute autre existence. Loin de l'océan, de ce que j'avais toujours connu, c'est là que j'ai commencé à me renfermer sur moi-même. Chaque jour qui passait, je devenais un peu plus mélancolique et passive. Si bien qu'au fil du temps, j'ai perdu ce brin de folie et cette flamme qui m'habitaient, obéissant aux moindres volontés de ma mère. C'était désormais elle qui dictait ma vie. Ce n'était pas l'idéal, bien sûr, mais c'était tellement plus simple de se laisser porter plutôt que de lutter contre le courant. Juste obéir et faire ce que l'on attendait de moi. Être une petite fille modèle. Certains boivent pour oublier... Moi, je me suis lancée à fond dans les études pour m'occuper et noyer mon chagrin. De toute manière, qu'aurais-je pu faire d'autre ? Après ce qui s'était passé la veille de l'accident, je ne pouvais retourner vivre là-bas. Et ce n'était certainement pas sur la Seine que j'allais pouvoir attraper une vague... Alors dans le fond, ce n'était peut-être pas une si mauvaise chose d'avoir déménagé. C'était l'occasion de prendre un nouveau départ.
    Bon, d'accord. Soyons honnête : sans le surf, j'étais perdue. Je ne me suis fait que très peu d'amies durant ces trois dernières années et, petit à petit, j'ai commencé à m'éloigner de ma sœur. Elle était consciente de mon mal-être et, au début, déployait toute son énergie pour tenter de me remonter le moral. Elle inventait mille et une bêtises pour me faire retrouver le sourire. Elle m'invitait à sortir avec ses nouvelles amies à chaque occasion qui se présentait. Mais rien n'y faisait. Je n'avais plus envie de rien. Tout m'était devenu égal. Alors, après de vaines tentatives, Clara s'est finalement résignée et cela a été la fin de notre complicité.
    J'ai passé la quasi-totalité de ces trois dernières années confinée dans l'appartement. Après être restée de longues journées étendue sur mon lit à contempler le plafond, je me suis finalement mise à étudier. Si bien qu'à la fin de l'année, ma moyenne avait pratiquement doublé. Et c'est comme ça que de la fille mordue de surf, joyeuse et entourée d'amies, je suis devenue... et bien, disons, celle que je suis à présent.
    Depuis, jamais nous ne sommes retournées au village vacances, ma sœur et moi. Elle, car elle en voulait toujours à notre père de ne pas s'être davantage battu pour obtenir notre garde, ce qui nous aurait permis de continuer à mener notre vie normale. Dans un sens, j'imagine que j'aurais dû lui en vouloir moi aussi. Mais j'aurais été parfaitement incapable d'être fâchée contre lui. Il avait toujours tellement fait pour nous. Et puis, il semblait déjà si malheureux tout seul. Et comment s'opposer à ma mère ? Elle pouvait se montrer terriblement convaincante et têtue parfois. J'étais moi-même bien placée pour le savoir. Quoi qu'il en soit, ma sœur a toujours refusé de retourner là-bas. Et moi, disons que l'occasion ne s'est pas représentée. Jusqu'à aujourd'hui.
    Au printemps dernier, Paul a demandé notre mère en mariage. Nous avons célébré leur union il y a tout juste deux semaines. Ils ont ainsi profité de la fermeture estivale de la banque où travaille Paul pour partir en voyage de noces. Nous, évidemment, pas question que nous ne passions ces deux mois d'été à ne rien faire. Ma mère envisageait de nous inscrire dans une école d'été avec un programme de cours intensifs pour les vacances. Ma sœur a eu la bonne idée de se trouver un job d'été dans un cabinet d'avocat pour soi-disant « découvrir le métier » et surtout, pour pouvoir continuer à jouer avec son groupe de musique sur son temps libre. Moi, je n'ai pas été aussi maligne. Faute de quoi, pour échapper à l'école d'été, j'ai été contrainte d'accepter la proposition de mon père : venir passer l'été au village vacances. Seule condition de ma mère : suivre en parallèle des cours de littérature chaque matin.

A contre-courantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant