Chapitre 3

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En rentrant chez elle, Elisabeth se rua à son bureau. Elle voulait à tout prix oublier sa rencontre avec Léo. A plusieurs reprises, elle tenta de refouler leur conversation de son esprit, se convainquant que ses paroles n'avaient aucun sens. La quête du Graal... N'importe quoi ! Mais, bien qu'elle refusait de l'admettre, la vérité était qu'il venait de mettre le doigt sur un point sensible. Elle ne rêvait que d'une chose : surfer de nouveau. Ne serait-ce qu'une seule fois. Rien que pour retrouver cette sensation de liberté qu'elle avait tant de fois éprouvée par le passé.

Les jours suivants, elle fit son possible pour éviter de le croiser, bien qu'en son for intérieur, une partie d'elle espérait secrètement le contraire. Mais, chaque fois qu'elle croisait son chemin, un sentiment de culpabilité l'envahissait. Venant du même monde qu'elle, il lui rappelait, indirectement, qu'elle avait lâchement abandonné le surf. Et chaque fois, cela lui faisait trop mal.
Durant le restant de la semaine, elle n'alla pas aux sorties de l'après-midi ; de toute manière, mercredi, c'était sortie à l'océan. Mais, bien qu'elle sortait peu, vivre dans un village vacances n'était pas l'idéal pour fuir quelqu'un. Elle l'avait aperçu tous les matins en allant à son cours de littérature et, cet après-midi encore, alors qu'elle se rendait à l'épicerie. Le pire, c'est qu'il ne l'avait sans doute même pas reconnue. Pourtant, le simple fait de le voir suffisait à lui faire repenser à leur conversation.

***

Le vendredi après-midi, Elisabeth traînait au Grand Salon, devant le grand écran. En fin de matinée, son père lui avait demandé de l'aide pour décharger et ranger une livraison. A présent, elle flânait dans un fauteuil, s'amusant à observer les vacanciers aller et venir.
Quand une voix familière à la télé attira son attention. Une journaliste interrogeait Estelle Deschamps, son ancienne principale concurrente.
— Eh bien, j'imagine que ma carrière a commencé à décoller quand j'ai gagné le BigAir Surfing Tour Junior en 2016. Depuis, j'ai fait plusieurs compétitions à l'international, dont une seconde place à Maui en juin dernier.
— Toutes mes félicitations, Mademoiselle Deschamps ! Et, dîtes-moi, quels sont vos projets pour la suite ?
— En ce moment, je me prépare justement pour le BigAir Surfing Tour Junior qui aura lieu à Hossegor cette année...
— Et pensez-vous de nouveau le gagner ? questionna la journaliste.
— Eh bien, je l'espère ! En tout cas, je ferai tout mon possible pour y parvenir, conclut Estelle, rieuse.
Puis, des images du BigAir Surfing Tour 2016 se mirent à défiler à l'écran. L'espace d'un fragment de seconde, Elisabeth crut même s'apercevoir, assise au poste de secours. Soudain prise de nausée, elle se força à détourner le regard. Ç'aurait dû être elle sur la première marche du podium cette année-là. Et toutes les années suivantes aussi d'ailleurs...
La caméra zooma de nouveau sur le visage d'Estelle. Incapable d'en regarder davantage, Elisabeth se leva d'un bond de son fauteuil et partit en claquant la porte, sous les yeux médusés des vacanciers.
Décidément, le passé s'acharnait contre elle ! Cela faisait tellement longtemps à présent... Trois années. Mais qu'importe ! Puisque quoi qu'elle fasse, où qu'elle aille, quiconque elle rencontrait, tout la ramenait toujours à cette fichue journée !
Elle monta dans sa chambre en prenant les marches deux à deux et courut se réfugier dans son lit. Là, elle se recroquevilla en boule et se pelotonna sous la couette. Au moins, ici, le passé la laisserait en paix !

Samedi 06 juillet 2019

Elisabeth écoutait attentivement les explications pour le parcours d'accrobranche lorsqu'il lui sembla entendre son prénom. Étonnée, elle se retourna et distingua sa sœur qui lui faisait de grands signes, à demi-cachée derrière un arbre.
La veille, Clara lui avait envoyé un texto, l'informant qu'elle viendrait passer le week-end à Lacanau avant de commencer son job d'été. Mais elle resterait chez une amie qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps et refusait catégoriquement que son père soit au courant de sa venue.
Voyant que tout le groupe la dévisageait, Elisabeth se sentit rougir derrière ses lunettes. Thomas, le moniteur avec les cheveux en pics, se tourna vers elle :
— C'est une de tes copines ? Tu nous la présentes ? lui lança-t-il avec un clin d'œil complice.
C'était la première fois depuis le début d'après-midi que quelqu'un daignait lui adresser la parole. Et c'était pour lui demander de jouer les Cupidons. Car, bien entendu, la belle silhouette de sa sœur n'avait échappée à personne.
— Non, c'est Clara, ma sœur jumelle, lâcha-t-elle d'un ton morne.
A peine eut-elle prononcé le mot « jumelle » qu'Elisabeth regretta ses paroles. Comme elle s'y attendait, plusieurs filles du groupe échangèrent des petits regards surpris. Évidemment, quand elles disaient qu'elles étaient jumelles, les gens avaient peine à les croire. C'est pour cette raison que, la plupart du temps, Elisabeth omettait volontairement de le préciser. Mais cette fois-ci, cela lui avait complètement échappé...
Elle rejoignit sa sœur, priant intérieurement pour que les moniteurs continuent leurs explications et que le groupe oublie leur présence. Elle avait horreur d'être le centre d''intérêt ; d'autant plus lorsque ce n'était pas à son avantage.
Clara lui sauta au cou, l'étreignant avec joie. Puis, elle se recula et déclara, plus doucement :
— Ça fait un peu bizarre d'être de retour ici après tout ce temps, pas vrai ?
Impassible, Elisabeth acquiesça d'un faible mouvement de tête avant de demander :
— Qu'est-ce que tu as prévu de faire ?
— Je rejoins Marion et Lucile au Surandbar, ce soir.
C'était leur pub préféré autrefois. Les sœurs et leurs amis y allaient presque tous les vendredis. Ils y passaient de la bonne musique et des clips de surf. Et c'était aussi le seul endroit de la ville où ils acceptaient de servir de l'alcool à des mineurs.
— Tu leur as dit que j'étais ici ? s'enquit Elisabeth avec angoisse.
Marion et Lucile ne faisaient pas partie de leur ancien cercle d'amis. Il s'agissait en fait d'anciennes copines de danse de Clara. Mais Lacanau était un petit village où tout le monde se connaissait et les nouvelles allaient bon train. Elisabeth préférait rester prudente quant à sa venue et passer l'été en total anonymat.
— Non, ne t'inquiète pas, je ne leur ai encore rien dit. Je voulais d'abord te proposer de m'accompagner. Même si j'étais sûre que tu refuserais...
En même temps qu'elles discutaient, Elisabeth pouvait sentir le regard du groupe sur Clara et elle, allant de l'une à l'autre. Sa sœur, légère et joyeuse. Et elle, gauche et mal dans sa peau.

Dimanche 07 juillet 2019

En cette fin d'après-midi ensoleillée, Elisabeth était assise à son bureau, réfléchissant à la problématique de sa dissertation. Tout ça parce qu'elle allait intégrer une prestigieuse école privée de droit à la rentrée, elle devait se farcir des devoirs d'été ! Et pour couronner le tout, en plus des devoirs qu'elle devait envoyer chaque semaine, elle devait rédiger une dissertation pour début septembre. D'où les cours de littérature que lui avait gentiment dégottés sa mère. Par chance, c'était tout ce qu'elle avait trouvé à Lacanau même.
« Qu'est-ce que le bonheur ? ». Elisabeth avait beau retourner la question dans tous les sens, elle ne voyait pas. D'ailleurs, le bonheur, qu'est-ce qu'elle y connaissait dans le fond ? Rien du tout ! En ce moment, elle était tout, sauf heureuse ! La preuve : voilà bientôt deux heures qu'elle était là, derrière ce maudis bureau à tenter de pondre une dissertation alors que dehors il faisait beau et que tout le monde profitait des vacances ! C'était tellement injuste ! C'était censé être l'été, la meilleure période de l'année, même pour elle.
Cela faisait maintenant trois années qu'elle se pliait aux quatre volontés de sa mère. Paris, l'école privée, les cours d'été et bientôt les études supérieures de droit... Jamais elle ne protestait, mais elle commençait à en avoir vraiment ras-le-bol d'être la bonne petite fifille toujours obéissante et première de la classe ! D'autant plus que devenir une brillante avocate était ce que souhaitait sa mère. Pas elle. Bien sûr, il était relativement difficile de lui tenir tête, tant elle pouvait se montrer obstinée et déterminée parfois.
Mais la vérité lui sauta soudain aux yeux : si elle ne cessait de se cacher derrière ses bouquins, c'était parce qu'elle avait peur d'affronter le passé. Et que ce sentiment de culpabilité et de lâcheté revenait la ronger chaque fois qu'elle s'autorisait à repenser à ce qui était arrivé. A ce qu'elle avait fait. Depuis son retour, pas une seule fois elle n'avait osé regarder sa chambre, ni quoi que ce soit d'autres d'ailleurs ! Ni le village vacances – elle marchait le regard rivé au sol –, ni même son père. Elle ne voulait plus rencontrer quoi que ce soit qui puisse lui rappeler sa vie d'avant. Cela ravivait de nombreux souvenirs et c'était beaucoup trop douloureux.
Entre ses devoirs, le bénévolat et toutes les corvées qu'elle s'obligeait à faire pour s'occuper l'esprit, sa vie n'avait jamais été aussi remplie que ces trois dernières années. Et pourtant, Elisabeth avait le sentiment qu'elle n'avait jamais été aussi vide de sens.
Lorsque les paroles de Léo lui revinrent en mémoire.
Parfois, certaines choses nous manquent plus que l'on ne le croit ou qu'on ne voudrait l'admettre...
C'est à ce moment-là qu'Elisabeth comprit qu'il avait vu juste et qu'il avait entièrement raison : le surf et sa vie d'avant lui manquaient terriblement. Et malgré tous les efforts qu'elle avait faits pour refouler son chagrin et nier la vérité, cette grande tristesse qui sommeillait au plus profond d'elle-même refit surface et l'envahit toute entière.
Sentant les larmes lui monter aux yeux, elle quitta sa chambre en toute hâte, claqua la porte de la maison et courut à en perdre haleine jusqu'à la plage. Là, elle s'écroula sur le sable et, pour la première fois depuis trois ans, fondit en larmes. Alors, elle pleura toutes les larmes qu'elle avait contenues depuis si longtemps.

A contre-courantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant