Le train quotidien

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Il pleut des cordes, ce matin. Comme tous les matins depuis presque deux semaines, déjà. J'ai l'impression que c'est interminable. En même temps, je ne suis jamais contente : quand il pleut trop longtemps, ça me déprime, mais quand il fait grand soleil, la chaleur m'étouffe. Vous savez, les mi-saisons, quand la météo nous offre un ciel bleu timide, un soleil à peine chaud, un petit vent frais et des températures qui oscillent entre 18 et 20°C ? Là, je suis à mon apogée. Là, le temps me ravit. Ces jours-là n'arrivent que cinq jours par ans.

Heureusement, j'essayes de ne pas trop me faire influencer par le temps qu'il fait. Aujourd'hui va être une très bonne journée. 

Le soleil se lève à peine lorsque j'atteins le quai de la petite gare de campagne. La brume matinale enveloppe les rails d'un voile éthéré, ce qui rend l'atmosphère presque irréelle. Les premières lueurs de l'aube teintent le ciel de nuances roses et oranges.

Tous les matins depuis que je suis rentrée à l'université, je fais ce même trajet, celui qui relie ma paisible maison familiale à l'effervescence parisienne. Mes pas résonnent doucement sur les pavés, mêlés au bruissement lointain des feuilles. Ce rituel quotidien, bien que monotone, a quelque chose de rassurant. Chaque détail de cette routine semble gravé dans ma mémoire : le sifflement du train approchant, l'odeur des croissants frais provenant de la petite boulangerie du coin, et même les visages familiers des autres navetteurs. Il y a le vieil homme avec son béret, la jeune femme avec le grand manteau rouge, le quarantenaire avec son costume trois pièces toujours tiré à quatre épingles. 

Assise sur un banc de bois, mon sac à main posé à mes pieds, j'observe les alentours. Les regards encore endormis des voyageurs trahissent leur habituelle fatigue. Je sors un livre de mon sac, le dernier en date : le magasin des suicides, de Jean Teulé. En fait, c'est assez rigolo à lire. Je n'en suis qu'aux premières pages, mais une petite voix me dit que ça va me plaire. C'est décalé, et j'aime ça. 

Le sifflement aigu du train retentit alors qu'il approche du quai. La brume qui l'entoure donne l'impression d'une locomotive à vapeur. Cela me fait toujours sourire. On dirait une grosse chenille un peu énervée, qui fume la pipe, comme Absolem dans Alice aux pays des Merveilles.

Les portes s'ouvrent dans un chuintement familier, révèlent un wagon presque vide, comme toujours à cette heure-ci, puisque dans l'autre sens, nous ne sommes qu'à un arrêt du terminus. Je monte dans le même compartiment que d'habitude, me dirige jusqu'à ma place préférée, vers le fond près de la fenêtre. Je m'installe confortablement, pose mon sac à côté de moi. 

Le train démarre en douceur. Le chauffage est à fond : je retire mon trench coat et le pose sur le siège vide à côté de moi, par-dessus mon sac. Si quelqu'un venait à réclamer cette place, je le déposerais alors sur mes genoux. Pour le moment, j'ai trop chaud ; je tire doucement sur mon col roulé pour tenter de me rafraîchir un peu, en vain.

La pluie vient se cogner contre les vitres et former des longs filaments d'eau, qui semblent se courir après. Derrière les filaments, je vois le paysage gris défiler. Les champs et les petites maisons de campagne laissent peu à peu place aux premières banlieues parisiennes. Les couleurs fades du matin se mêlent aux teintes froides de la ville, créant une palette monochrome. Ici, tout est gris. Je me dis que j'ai quand même hâte que le soleil revienne, que la végétation s'épanouisse et que les fleurs éclosent. Tout manque cruellement de couleur, l'hiver. Je reprends mon livre, m'immerge dans les mots qui m'offrent une évasion bienvenue.

À chaque arrêt, le train se remplit un peu plus. D'abord quelques étudiants comme moi, leurs sacs lourds de livres et de calepins noircis pour les plus studieux. Puis, des mères de famille avec des enfants bruyants, avec leurs voix aiguës qui se mêlent sans gêne au bourdonnement général du wagon. Malgré le bruit croissant, je garde les yeux rivés sur mon livre. J'essaie de ne pas perdre le fil de ma lecture, même si tout me distrait facilement. Un bruit, une odeur, une lumière un peu trop blanche...

Finalement, l'annonce de mon arrêt résonne dans les haut-parleurs. Je range mon livre dans mon sac et me lève, me dirige vers les portes. Le flot de passagers qui descend avec moi se disperse rapidement. Je me faufile jusqu'à l'entrée du métro, rejoins la foule matinale qui converge vers les quais.

En attendant le métro, je remarque un homme un peu étrange près de moi. Il sent fortement l'alcool, et je peux voir dans ses yeux une lueur d'égarement. J'espère qu'il restera loin de moi, et fais une prière silencieuse tout en regardant fixement le mur. Un mélange de pitié et de crainte m'envahit. Je me demande ce qui a bien pu se passer dans sa vie pour qu'il ressente le besoin de boire ainsi, ce qu'il veut oublier. Malgré ma compassion, je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe de peur. Les gens qui n'ont plus rien à perdre ne sont pas tous malveillants, heureusement, mais ils sont souvent imprévisibles. Et on lit tellement de faits divers qui ont lieu dans le métro parisien...

La rame arrive avec un grondement sourd, puis les portes s'ouvrent. Je monte rapidement, me serre parmi les passagers ; tous les sièges sont déjà occupés. À cette heure, c'est normal.  L'homme reste sur le quai, et je pousse un soupir de soulagement. Le trajet se poursuit sans encombre et, quelques stations plus tard, j'arrive à mon arrêt. Je descends du métro et me dirige vers la sortie, le rythme familier de mes pas me ramènent à la réalité de la journée qui commence.

Je me fraie un chemin à travers la foule de la ville, mon sac bien accroché à mon épaule, et prends la direction de ma fac. Le campus se dessine bientôt devant moi, et je sens l'excitation monter en pensant aux cours de la journée, aux discussions passionnées et aux nouvelles découvertes qui m'attendent. En fait, j'ai surtout hâte de voir Antoine. Aujourd'hui, cela fait tout juste trois ans que nous nous sommes rencontrés. J'espère qu'il s'en souvient.

Tout ce que je veux te dire [wlw][TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant