L'après

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Victor Hugo a écrit :

"Se rencontrer, ce fut se trouver. Au moment mystérieux où leurs deux mains se touchèrent, elles se soudèrent. Quand ses deux âmes s'aperçurent, elles se reconnurent comme étant le besoin l'une de l'autre et s'embrassèrent étroitement."

Ce baiser, ce fut tout cela, et plus encore. Ce fut comme une tornade, un ouragan, un tsunami, les trois à la fois. Comme si la Terre elle-même avait cessé de tourner, suspendue dans un instant d'éternité, puis que les éléments s'étaient déchaînés d'un seul coup. Que l'univers entier s'était embrasé autour de nous. Et que soudainement, tout avait retrouvé sa place, mais dans une harmonie nouvelle, plus belle et plus parfaite qu'auparavant. La douceur de ses lèvres, l'odeur de sa peau, la caresse de son souffle, plus rien d'autre n'avait d'importance. J'aurais pu mourir, là, frappée par la foudre, comblée.

Lorsque nous nous séparâmes, ce fut un déchirement. Et alors que jamais mon cœur n'avait chanté si fort, je crus déceler du regret dans son regard.

Le monde que nous venions de créer s'effondra aussi vite qu'il avait émergé. Elle devait penser à Agathe. Et moi, d'un coup, je me rappelai Antoine. La culpabilité m'écrasa le cœur comme un étau autour d'une pomme. Je m'écartai un peu d'elle.

-... Je suis désolée... Murmurais-je.

-C'est moi qui suis désolée.

Anna se leva, puis dit :

-Je dois rentrer. Merci pour l'invitation...

Comme je n'avais pas pris la peine de reverrouiller la porte à son arrivée, elle rassembla rapidement ses affaires et quitta l'appartement avant que je n'aie le temps de ciller.

Nous sommes dimanche, il est presque 13h et je suis toujours sous les couvertures du canapé-lit. Les oreillers sont trempés de milliers de larmes. Je n'ai pas dormi de la nuit.

Je n'arrête pas de penser à Anna, à Antoine, au baiser, à ce que je voulais dire et que je n'ai pas dit, à ce que j'aurais dû faire et ce que j'ai fait. Toute la nuit, j'ai attendu un message d'Anna, et tout ce matin, aussi. Silence radio. Mon téléphone n'a pas vibré une seule fois.

Je n'aurais pas dû l'embrasser. Peu importe à quel point j'en avais envie, j'aurais dû résister. Elle doit me haïr de la vouloir si fort alors qu'elle est avec Agathe. Et moi, je me hais de la vouloir si fort alors que je suis avec Antoine.

Je suis montreuse. Je blesse deux couples en même temps. Je n'arrive pas à croire que j'ai pu faire une chose pareille. Je ne me reconnais pas. Qui suis-je, si je suis capable de blesser Antoine, qui est censé être la personne que j'aime le plus au monde ?

Ce soir, quand il rentrera, je lui dirais tout. Je ne pourrais pas vivre une seconde de plus avec toute cette culpabilité. Et, dès que je reverrais Anna, nous nous expliquerons, et nous ne nous reverrons plus jamais.

Cette seule pensée me brise encore davantage le cœur. Malgré le chagrin, malgré la douleur, tout mon être la réclame encore. Sa bouche, ses yeux, sa peau, ses cheveux, toute son âme, aussi. Son parfum semble s'être encré dans les murs comme dans ma chair, depuis hier soir. Je n'ai ouvert aucune fenêtre, exprès pour le garder. Comme un fantôme de sa présence.

Ce baiser, aussi lourd de conséquences soit-il, n'a fait que confirmer tout ce que je ressentais, et plus encore. Pendant quelques instants, qui ont semblé durer à la fois le temps d'un éclair et à la fois des milliers d'années, je me suis sentie parfaitement à ma place, comme jamais auparavant. Était-ce uniquement parce que c'était la première fois que j'embrassais une fille ? Parce que c'était nouveau ? Non. C'est Elle. Tout ce qu'elle a été, tout ce qu'elle est, et tout ce qu'elle sera, qui a résonné à travers moi comme un tambour incandescent.

J'ai mis tant de temps à m'avouer mes sentiments, puis à intégrer difficilement l'idée qu'elle était en couple, et maintenant, ce baiser. Ce baiser qui à la fois ne change rien et à la fois change tout. Je lui plais aussi. Sûrement pas autant, mais au moins un peu. Mais nous ne pourrons jamais être ensemble.

L'après-midi passe si lentement que c'est un calvaire. Je ne mange rien, n'ai aucun appétit. Je suis lessivée comme si un camion m'était passé dessus. Juste respirer me paraît un effort trop grand. Anna ne m'écrit pas de la journée. Alors que je croyais mourir de bonheur la veille, voilà que 24h plus tard, je meurs de honte et de chagrin. Il est déjà 20h lorsque l'interphone sonne.

C'est Antoine qui rentre.

Il pose ses affaires dans l'entrée, me fait un sourire fatigué mais sincère.

— Salut CC, me dit-il en s'approchant pour m'embrasser.

Je me tends instinctivement. La culpabilité me compresse la poitrine. Antoine remarque immédiatement mon malaise.

— Tout va bien ? Tu as l'air bizarre.

Je n'arrive presque plus à respirer. C'est maintenant ou jamais, je dois lui dire la vérité. Je ne supporterais pas ce poids plus longtemps.

— Antoine, il faut que je te parle, dis-je d'une voix tremblante.

Il fronce les sourcils, inquiet, et s'assoit à côté de moi sur le canapé.

— Qu'est-ce qui se passe ?

J'éclate alors en gros sanglots et articule difficilement :

— ... J'ai... J'ai embrassé Anna.

Antoine détourne le regard, le choc et la douleur visibles sur son visage. Je renifle, j'essayes de me calmer, d'articuler correctement. Mon sang bouillonne, mon cœur me donne l'impression d'être tout ratatiné à l'intérieur de ma cage thoracique. L'air me manque cruellement.

— Je suis tellement désolée, Antoine. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça, je ne voulais pas te blesser. Je ne sais pas ce qui m'a pris... C'est arrivé si vite. Depuis que je l'ai rencontré, elle me plaît terriblement. Mais jamais, je te jure, jamais mes intentions n'ont été d'aller aussi loin. Je ne veux que toi, je ne peux pas vivre sans toi...

Le silence qui suit est lourd et pesant. Antoine se lève, fait quelques pas dans la pièce, les mains tremblantes. Je continue :

— Si tu veux, je ne reverrai plus jamais Anna... Je couperai tout contact avec elle. Dis-moi ce que tu veux que je fasse...

Cela me ferait du mal, mais je ferais tout pour lui. Pourtant, mes excuses semblent traverser du vide, il fait toujours les cents pas, comme si nous étions séparés par un voile de fumée.

— Je t'en supplie, dit quelque chose, n'importe quoi. Dis-moi-même que je suis un monstre, que tu me détestes, que tu me quittes, n'importe quoi, mais parles-moi !

Finalement, il se tourne vers moi, ses yeux brillants de larmes retenues.

— Claire, je... je ne sais pas quoi dire. Je t'aime, et t'entendre dire ça... ça fait mal, tu comprends ?

— Oui... Si tu savais à quel point je m'en veux...

Antoine s'assied de nouveau, la tête entre les mains. Je me sens impuissante, incapable de soulager sa douleur ou la mienne.

— Je vais avoir besoin de temps pour réfléchir, finit-il par dire. Je ne sais pas encore ce que je veux que tu fasses.

Je hoche la tête. J'ai l'impression que mon cœur est sur le point d'éclater en milliers de morceaux, là, sur la table basse du studio. Et je ne me pencherais même pas pour les ramasser. Je n'ai plus le droit.

Je ne sais plus quoi répondre.

— Je voudrais que tu rentres chez toi, maintenant.

Comme un fantôme, je ramasse mes affaires et me dirige vers la sortie. Dès qu'il a refermé la porte, je m'écroule sur le sol dans le couloir et redouble de sanglots. De l'autre côté de la porte, je l'entends m'imiter.

Jamais de ma vie je n'ai connu un sentiment de solitude plus grand.

Tout ce que je veux te dire [wlw][TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant