Chapitre 6 : Rose

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Le repas se déroule dans la joie et la bonne humeur. J'ai réussi à percer les défenses de la princesse et nous discutons comme si nous étions des amies de longue date. Les statuts sociaux s'effacent le temps d'une soirée, chose qu'elle semble apprécier. Nous avons plus ou moins le même âge et les sujets de conversation sont nombreux malgré nos différences.

La musique accompagne et égaye le banquet. La nourriture et la boisson abondent. Aucun plat, aucune carafe ne repart en cuisine vidé. Le prince héritier essaie à plusieurs reprises d'engager le dialogue avec Maé. Tentatives étouffées dans l'œuf par son obstination à maintenir la distance sociale usuelle. Aux regards envieux que le prince lance à sa sœur, je devine sans mal qu'il aimerait se joindre à nous.

La lune a déjà entamé sa course ascendante lorsque les premiers invités quittent notre demeure. La grande salle de réception se vide peu à peu et la famille royale suit le mouvement.

— Bonne fin de soirée, mademoiselle Rose, me souffle Maé à l'oreille après avoir contourné la table qui nous sépare.

Mon cœur s'affole quand son haleine mentholée percute la peau tendre de mon cou. Je tourne la tête pour lui répondre, mais me heurte à son dos large tandis qu'il s'éclipse avec ses supérieurs. Mes épaules s'affaissent et un sourire triste étire mes lèvres. J'observe cet homme, cette rencontre inattendue, quitter la soirée sans que nous ayons pu échanger le moindre mot ainsi que mon amie d'un soir, la princesse du Shuarachas. La seule personne de mon âge avec qui j'ai eu l'occasion de discuter librement depuis mon arrivée à la capitale.

Le chant joyeux des violons me ramène dans l'instant présent. J'inspire à fond, me retranche derrière mon masque de bonne humeur et replonge dans l'effervescence de la fête. Je balaie le salon du regard et plisse le nez de dégoût face aux derniers invités. Ils se sont donné pour mission de finir tout ce qui a été préparé. Mais quand je dis tout, ils vont même jusqu'à quémander le retour des plats qui ont été ramenés en cuisine... J'espère qu'ils ne feront pas d'indigestion vu comme ils se gavent, ou qu'ils auront la décence de tout vomir chez eux. Ils me rappellent les porcs de notre ferme que l'on engraissait à l'approche des marchés.

Je me détourne de ce spectacle affligeant et rejoins les jardins déserts. J'arpente les chemins pavés en admirant les ombres dansantes des hautes plantes que la lune projette sur le sol. La nuit ne m'apporte ni angoisse ni terreur, contrairement à mes parents. C'est même l'inverse ! Emmitouflée dans sa robe d'obscurité, je me complais à prêter l'oreille aux chuchotis des animaux noctambules et au chant du vent dans les végétaux. Synonyme de repos et de sérénité, l'obscurité chasse mes mauvaises pensées et me permet d'évacuer mon trop-plein de ressentiments.

Arrivée au bout de l'allée, je bifurque sur un sentier dissimulé et m'enfonce dans les profondeurs de la roseraie construite à mon attention. J'en atteins le centre plus vite que prévu et m'assieds par terre. Je libère mes pieds de mes escarpins, cet outil de torture que je me coltine au quotidien, et les lance aussi loin que je le peux. Je glousse quand elles atterrissent sur le banc du chemin. Si j'avais voulu le faire exprès, je n'aurais pas réussi !

Après un profond soupir soulagé, je m'étends sur la pelouse et mes muscles se détendent instantanément. Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas laissée aller de la sorte. J'ai l'impression de replonger en enfance, lorsque j'habitais encore à la ferme et que je pouvais me comporter comme n'importe quel enfant. Un gazouillement de plaisir m'échappe tandis que mes doigts s'emmêlent dans l'herbe grasse. Ma robe sera sans doute tachée, mais je m'en moque. Je suis si bien !

Je me redresse sur les coudes et tente par tous les moyens de défaire ma prison de tissu et de métal. En vain. Marguerite l'a trop bien attachée pour que je puisse l'ôter seule. Dans un soupir las, je me laisse tomber en arrière en repoussant mes cheveux. Ils forment désormais une couronne de feu autour de ma tête. J'écarte les bras et les jambes, puis ferme les paupières, bercée par le murmure du vent dans les rosiers.

Je sursaute quand un craquement tout proche retentit. Je m'assieds sans attendre et dirige mon regard vers l'intrus. La lumière de la lune m'aide à découvrir ses traits. Ma bouche esquisse un petit sourire avant que je ne puisse l'en empêcher, guidé par les battements affolés de mon cœur.

— Je vous pensais parti, Maé.

— J'avais envie de passer un peu de temps avec vous, mademoiselle Rose. Puis-je ?

Mes lèvres s'étirent d'autant plus et je tapote l'emplacement à côté de pour l'inviter à s'y installer. Il ne se fait pas prier et franchit les quelques mètres qui nous séparent encore. Lorsqu'il est assis, il soupire d'aise et se laisse tomber en arrière.

— Je ne pensais pas que vous aimiez être assise à même la terre, mademoiselle Rose. Je vous imaginais plus... précieuse que cela.

Je papillonne des yeux et pince les lèvres, vexée qu'il puisse me trouver maniérée.

— Ah. Ça se voit que vous ne me connaissez pas.

Ma voix sèche combinée à ma pique rendent ma réponse plus désagréable que ce que j'avais imaginé dans ma tête. Mais, en même temps, qu'est-ce que j'aurais pu lui dire de plus ? Que j'ai vécu à la ferme quand j'étais gosse et que m'asseoir dans l'herbe est une habitude que je n'ai pas perdu ? Non. Ça fait beaucoup trop paysanne... Pas assez raffinée au vu de l'image que ma famille a à la cour.

— Pardon si mes propos vous ont blessée, soupire-t-il en s'appuyant à son tour sur ses coudes. Comme vous l'avez suggéré, je ne vous connais pas très bien et pourtant je me suis permis de vous juger... C'est juste qu'à la cour, vous semblez tellement...

Je serre les dents, déjà agacée par ce qu'il va dire, et me relève sans lui adresser un regard.

— Pas besoin de vous justifier, général : vous êtes libre de penser ce que vous voulez. Sur ce, je vais rentrer. Bonne soirée.

Je me dirige vers le banc et récupère mes souliers. Pieds nus, je me dirige vers la villa d'un pas exagérément sautillant. Je n'ai pas envie que mon altercation avec Maé plombe ma promenade nocturne. J'aimerais bien aussi éviter de lui montrer que ses mots m'ont plus heurtée que je l'aurais voulu. Une main agrippe mon poignet au moment où je m'apprête à franchir le seuil de la roseraie.

— Mademoiselle Rose, je suis vraiment désolé. Est-ce que vous accepteriez de vous promener avec moi pour que j'apprenne à vous connaître plus amplement. Et ainsi m'empêcher de proférer une nouvelle fois des mots qui vous blesseraient.

Je le dévisage et me perds dans ses yeux. La lune les illumine d'une lueur argentée, donnant à l'émeraude de ses iris une profondeur et des reliefs que je n'avais pas remarqué jusqu'à présent. Je déglutis, à deux doigts d'accepter sa proposition, avant de me rappeler pourquoi j'ai pris mes jambes à mon cou.

— Peut-être une autre fois, Maé.

Je me dégage doucement de sa poigne et continue mon chemin d'un pas plus léger que tout à l'heure. Ses excuses ont calmé ma colère et ma peine. Quand je suis sûre d'être hors de sa vue, je pile et jette un coup d'œil dans sa direction. Il a relevé la tête et fixe la lune d'un air triste. Son dos est voûté et un filet de buée s'échappe d'entre ses lèvres à peine ouvertes.

— Que suis-je en train de faire ? Tu le sais toi, Lune ?


Blood & Flowers 2 - Rose & ThomasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant