Un silence tombe entre nous. Je rive mes yeux sur Rose. Elle fixe l'extérieur en faisant abstraction des barreaux qui lui bouchent la vue à intervalles réguliers. Tenir une conversation avec elle est simple et agréable. Ça ne m'était encore jamais arrivé avec les patients dont j'ai dû m'occuper jusqu'à présent. Les médecins ont plutôt tendance à me confier ceux qui ont les maladies les plus développées, qui manquent d'autonomie physique ou qui sont violents. Mais elle... Elle est totalement différente. Est-ce qu'elle est réellement atteinte de problèmes psychologiques ou est-ce qu'elle joue la comédie ?
Des moments de lucidité peuvent arriver chez certains patients. Mais chez Rose, cela arrive très souvent. Beaucoup trop. Et puis, il y a énormément de contradictions dans son comportement... Pourquoi prend-elle la peine de s'habiller correctement alors qu'elle ne fait aucun effort pour garder sa chambre en ordre ? Qu'est-ce qu'il y a d'intéressant à passer ses journées figée devant la fenêtre à scruter l'extérieur ? N'est-ce pas une forme de torture puisqu'elle ne peut pas sortir ?
— Pourquoi regardez-vous dehors alors que vous n'aimez pas la neige ?
— Ce qu'il s'y déroule est plus captivant que ce que je peux voir à l'intérieur.
Je hausse un sourcil. Elle ne m'a pas regardé une fois dans les yeux. Je suis alors son regard et observe ensuite la pièce dans laquelle nous sommes. Je fais plusieurs allers-retours, mais ne comprends pas où elle veut en venir.
— Qu'y a-t-il de si intéressant à l'extérieur, madame Rose ?
— Du mouvement en continu.
J'ouvre la bouche pour répliquer, mais ne trouve aucun mot à lui opposé, trop interloqué par sa manière de penser. Sans y prendre garde, je m'installe à ses côtés, devant la fenêtre. Perdu dans mes pensées, j'oublie le monde qui m'entoure. Ses yeux se détournent du spectacle dansant des flocons pour se poser sur moi à travers la vitre. Elle esquisse une petite grimace, les sourcils froncés avant de clore les paupières. Lorsqu'elle les rouvre, ses yeux brillent d'un éclat nouveau et elle s'enfonce doucement dans le fond du canapé sur lequel nous sommes assis.
Son corps menu se colle au mien et je me retiens de faire un bond sur le côté. Je ne fais aucun mouvement et maîtrise chaque muscle de mon visage pour qu'elle ne s'aperçoive pas que, malgré ce que mon corps pourrait laisser penser, je suis toujours attentif à ce qu'il se passe autour de moi. Chacun de ses mouvements est précis au millimètre près. Ses doigts écartent le tissu de la poche de ma blouse avant que sa main ne s'y aventure totalement. Elle retient sa respiration alors que qu'elle fouille parmi tous les objets que j'y stocke. Après quelques secondes de recherches, elle trouve ce qu'elle convoite, l'attrape, puis le sort rapidement de sa cachette en serrant mes clefs dans sa main pour éviter qu'elles ne fassent du bruit.
Elle soupire, sans doute soulagée que je n'ai rien dit, et se redresse pour revenir à sa position quotidienne. Je me relève et m'étire, faisant comme si de rien n'était. Je souffle en voyant ce qu'il me reste à faire, tourne les talons et continue de ranger la chambre. Je l'observe du coin de l'œil et m'aperçois qu'elle fixe mon trousseau à la recherche de celle qui lui permettra d'ouvrir la porte une fois que je serai parti.
— Au fait, retentit ma voix grave dans le silence de la chambre. Vous penserez à me rendre mes clefs avant que je m'en aille ? J'ai d'autres patients dont je dois m'occuper...
Elle referme ses doigts et se tourne vers moi, l'air outré.
— Pardon ? Je ne les pas.
— Ah bon ? Pourtant ma poche pèse moins lourd depuis que vous vous êtes assise à côté de moi. Et je vous ai vue en train d'observer quelque chose dans votre paume.
Je m'approche d'elle et tend ma main afin qu'elle me rende ses affaires. Elle préfère rester muette et repose son regard sur la fenêtre. Agacé par son comportement, je grogne et lui crochète l'épaule pour qu'elle me fasse face. Elle me résiste et je lui attrape le menton pour la forcer à me regarder. Quand je croise, pour la première fois depuis une semaine, ses yeux, j'en perd la parole. Un éclat de colère et de détermination incendie les iris habituellement vides de ma patiente. J'ai un mouvement de recul, mais me reprend lorsque je la sens se dérober.
— J'ai désormais la réponse à ma question, madame Rose. Vous êtes une excellente comédienne. Pourquoi êtes-vous ici alors que vous êtes saine d'esprit ?
— En quoi ça vous regarde au juste ? gronde-t-elle. Je ne suis qu'une patiente parmi tant d'autres dans cet asile de pacotille. Contentez-vous de vous mêler de vos affaires et faites votre travail de bénévole.
Mes yeux s'écarquillent face à l'agressivité dont elle fait preuve. Que cache donc son admission ? Pourquoi le directeur de l'asile a accepté d'interner une personne en bonne santé dans l'établissement ?
— Je vous propose un marché, madame Rose : vous me posez une question et je vous en pose une. Les réponses doivent être honnêtes. Ça vous va ?
— Qu'est-ce qui vous fait dire que j'ai quoi que ce soit à vous demander ?
— Eh bien, hésité-je face à ses yeux glaciaux, on a tous des questions à poser à son entourage, surtout si la personne passe beaucoup de temps avec nous, non ?
Elle se contente de me jeter d'un regard noir. Je déglutis, priant de toutes mes forces pour qu'elle accepte le marché. Elle se dégage de ma prise et fixe intensément le manteau de neige. A-t-elle accepté ?
Rien n'est sûr.
Avant de la rejoindre, je m'assure que la porte est bien verrouillée et range mon trousseau dans un endroit où Rose n'osera pas aller le chercher. Lorsque j'arrive à sa hauteur, je me laisse tomber sur le canapé. À l'opposé d'elle, cette fois-ci, pour éviter qu'elle ne farfouille à nouveau dans mes poches.
— Madame Rose, attaqué-je alors que le silence s'étend entre nous, commencez, je vous en prie.
— Vous ne voulez pas me foutre la paix ! siffle-t-elle alors que ses oreilles virent doucement à rouge à l'instar de ses joues.
— Je suis chargé de m'occuper de vous. Il est donc dans mes obligations de vous aider à passer le temps. À moi maintenant, dis-je sans lui laisser le temps d'en placer une. Quel motif a été utilisé pour vous faire interner ?
— Mais ! s'offusque-t-elle en se rendant compte que je l'ai roulée dans la farine.
Elle plonge son regard céruléen dans le mien. Elle hésite... Mais qui ne le ferait pas ? Après tout, quelle assurance a-t-elle que je n'irai pas rapporter notre conversation à Psémata ? Aucune. Je m'apprête à la rassurer, mais elle m'en empêche.
— On a prétendu que j'étais folle et dangereuse pour mes proches, murmure-t-elle après un long moment.
Je fronce les sourcils, pas vraiment sûr de ce qu'elle a voulu dire. Mais je comprends à son regard fuyant que je n'aurais pas plus de détails. Et qu'elle fait exprès de rester vague dans ses explications.
— À vous, la relancé-je alors qu'elle demeure muette, comme pour lui prouver que notre petit jeu ne va pas que dans un sens.
— Pourquoi êtes-vous aussi insistant, Thomas ? demande-t-elle à contrecœur.
Un grand sourire illumine mon visage aux traits virils.
— Sans doute parce que je déteste l'injustice et les mensonges.
— Vous êtes une sorte de justicier donc, se moque-t-elle gentiment.
— C'est exact. Vous m'avez posé deux questions, madame Rose...
— Appelez-moi Rose, s'il vous plaît, m'interrompt-elle en grimaçant. J'ai l'impression d'être une personne âgée sinon.
— Bien, acquiescé-je sans me départir de mon sourire. Vous souvenez-vous des personnes qui sont venues vous chercher ?
— Le docteur Psémata et un autre homme dont j'ignore l'identité.
— Vous pouvez me le décrire ?
— Il me semble qu'il était du même gabarit que Psémata, brun... Et après je ne m'en rappelle plus : j'étais trop confuse et apeurée par la situation pour vraiment faire attention aux personnes autres que celui qui m'a fait interner.
— Qui est-elle ? m'empressé-je de lui demander.
— Je suis désolée, Thomas, mais je n'ai plus de questions pour vous. On s'arrête là pour le jeu des questions-réponses.
Mince... Ma curiosité a pris le dessus et je l'ai totalement fait se refermer sur elle-même. Je peste intérieurement et me relève alors qu'elle s'est de nouveau tournée vers la fenêtre.
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Blood & Flowers 2 - Rose & Thomas
Werewolf[Tome 2 de "Blood & Flowers"] /!\ Un chapitre tous les mardis et vendredi à 19h00 /!\ Rose doit quitter son train-train quotidien. Henri, son père, devient un soldat de la garde royale et Lila, sa mère, la suivante de la Marquise de Dikaizosyni. Pou...