Chapitre 10 - Il faut que je sois cruel, rien que pour être humain

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Léo 


Je prends la bouteille de Bourbon, la repose. Je la regarde, la fixe et la saisis à nouveau. Je dévisse le bouchon et souffle juste au-dessus du goulot :

— Ophélia.

« Il faut que je sois cruel, rien que pour être humain. »

Le destin peut parfois être farceur. Retrouver ma belle inconnue, Ophélia, au pays de Shakespeare, voilà un bien étrange coup d'œil de celui-ci.

Je suis d'ailleurs peut-être aussi fou qu'Hamlet ? je m'interroge en collant le verre frais de la bouteille d'alcool sur mon front. Je ferme les yeux et me laisse porter par mes divagations. Le père d'Hamlet est mort, lui, au moins !

Je regrette de ne pas avoir d'oncle meurtrier. Il m'en aurait débarrassé et je n'aurais eu plus qu'à jouer mon meilleur rôle. La folie. Elle me va comme un gant depuis un an. Je sens son souffle caressant chaque fois que mes souvenirs les plus atroces sont trop tenaces. Les jours où il n'y a que le brouillard, elle est là et me sourit comme une vieille amie ravie de me retrouver.

— Il y a peut-être un peu d'Hamlet en moi, dis-je en rouvrant les yeux.

Je balance doucement la bouteille de gauche à droite, hypnotisé par les vagues d'alcool qui cognent brusquement contre le verre.

Mon inconnue avait l'air heureuse tout à l'heure au parc.

Elle riait avec son amie. Ses cheveux étaient attachés, mais il lui restait ce je-ne-sais-quoi de sauvage. Je l'ai revue le dos cambré, je me suis souvenu de l'étourdissant sentiment que j'avais ressenti en la possédant. Pas une nuit ne passe depuis six mois sans que je rêve de l'éprouver à nouveau. Sentir sa peau douce et chaude. Embrasser ses lèvres charnues. Caresser les courbes parfaites de son corps encore attendri par la jeunesse. Entrer en elle et me laisser dévorer par la moiteur de son sexe qui n'a connu aucune autre exploration que la mienne.

Mes yeux se ferment. Elle est là, ma folie. Ma gorge se serre. Je remets la bouteille contre mes lèvres, mais ne bois pas. Les vapeurs de bourbon se glissent dans mes narines, embrument mon esprit.

Je n'y trouverai pas ce que je cherche. Je ne la trouverai pas.

Mais je pourrais oublier.

C'est tellement simple de laisser l'alcool effacer mes doutes, mes peurs, mes faiblesses, ma vie qui n'en est plus une.

À chaque verre, je deviens un autre, j'anesthésie mes démons à grand coup d'éthanol. Je les laisse danser dans les brumes alcoolisées de mes souvenirs et de mes remords.

Mon regard ne quitte pas la bouteille de Bourbon. Et si c'était lui, le démon ? Il me fait croire l'espace d'un moment que ma douleur peut s'effacer, m'étourdir jusqu'à en oublier que je respire, mais ensuite, la confusion laisse place à la réalité. Ma tête est lourde, mon estomac se convulse et je me demande pourquoi je vis encore.

— « L'amour par sa violence est toujours fatal à lui-même », je murmure en rebouchant finalement la bouteille.

Shakespeare avait raison, mon amour a été fatal à Anna. Je finis par ranger le Bourbon et me laisse tomber dans mon fauteuil en cuir, les yeux flanqués au plafond sans le voir.

Ophélia.

Je ne voulais rien savoir d'elle et maintenant, je ne souhaite que me perdre dans chacun des détails qui la définissent. Quelle est sa couleur préférée ? Le plat qu'elle aime manger ? Que fait-elle dans la vie ?

Je fronce les sourcils à cette dernière question. D'un bond, je me lève et ouvre mon ordinateur, pour étudier le fichier avec plus d'attention.

Ophélia Marie Curie.

Quel nom étrange.

Je m'enfonce dans mon siège. La dernière fois que je l'ai vue, elle avait l'air perdue avec sa veste trop grande et ses baskets trouées. Aujourd'hui, elle n'avait plus rien de misérable ni de perdu. Je me passe une main sur le visage en riant de moi.

Elle a l'air en revanche toujours aussi belle ! Oui, même si j'ai été très occupé à observer ses fesses sous toutes les coutures de ce maudit pantalon de yoga, j'ai bien vu ses traits magnifique.

Une voix dans ma tête me dit qu'à 21 ans, on est majeure. Mais je suis sûr qu'elle m'a menti !

Je fixe le fichier du personnel de l'hôtel et regrette de ne pas avoir plus d'informations sur mon inconnue. Je passe le bout de ma langue sur mes lèvres. Mon regard dévie sur mon portable et avant même d'avoir pris le temps de réfléchir à mes actes, mon assistante décroche.

— Demandez les dossiers du personnel pour le rachat de l'hôtel.

— Je ne pense pas que cela soit nécessaire pour l'achat, répond consciencieusement Lucia.

— Je ne vous demande pas votre avis, mais de le faire, je m'énerve.

— Bien, monsieur.

Je raccroche et me dis que toute cette histoire devient un véritable n'importe quoi. Je m'apprête à acheter un hôtel pour grappiller quelques informations sur une fille avec laquelle j'ai couché une nuit où j'avais trop bu ! Une fille que je ne reverrai jamais.

Je ferme les yeux et me souviens de sa vulnérabilité ce matin-là. C'est peut-être ça. Une part de moi s'inquiète pour elle. Elle semblait heureuse, mais l'était-elle ? Je ne sais rien d'elle, mais il y a encore six mois, elle n'avait nulle part où aller. Aujourd'hui, elle possède un travail et un toit, mais est-ce qu'il ne lui manque rien ?

Je rouvre les yeux et jure. Je peux essayer de mettre mes agissements sur ma bonne conscience, mais je dois arrêter de me mentir, mon intérêt n'a rien d'altruiste. Mon inconnue m'obsède au-delà de ce que la décence me le permet. Au-delà de ce que l'on attend d'un veuf qui a enterré sa femme et son fils il y a à peine un an.

J'avais promis mon amour et ma fidélité à Anna, je me rappelle durement pour me remettre les idées au clair.

Un message de Lucia m'informe de l'arrivée des dossiers demandés, ainsi que le dernier bilan financier de l'hôtel. Je la remercie, efface le dossier et garde uniquement le bilan.

Je me lève et me poste devant ma fenêtre, regardant sans le voir le tourbillon de la vie londonienne. Qui que soit Ophélia, je n'ai pas le droit de la connaître. Dans tous les cas, elle sera mieux sans moi dans sa vie.

Ma gorge se serre et je dis à voix basse :

— Je te souhaite une belle vie, Ophélia Marie Curie.

Je remercie la sonnerie du téléphone qui me fait oublier cette étrange tristesse d'avoir perdu ce que je n'ai jamais possédé.

— Oui ? je décroche avec humeur.

— Votre rendez-vous de 15 heures est là, monsieur, m'avertit mon assistante.

— Merci, Lucia, je souffle alors que mon regard est happé par la photo d'Anna sur mon bureau.

Elle me manque. Je déteste ma vie sans elle. Je me déteste de désirer autant cette gamine blonde.

La porte de mon bureau s'ouvre et je mets de côté toutes mes pensées. Je redeviens Léandro Antonopoulos, roi de l'empire familial, homme d'affaires implacable.

Mes démons attendront l'obscurité pour réapparaître.

My Mad KingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant