Châtel, le 14 juillet 1994
Cher Marc,
Je dois vous gronder un peu. Je viens de recevoir et de lire votre dernière lettre et je suis fâchée. Je veux être là, aussi, pour écouter votre peine. Ecrire, c'est vous qui l'avez dit un jour à la télévision, dans l'émission « Tout le monde lit ! », est pour vous « libérateur » et presque comme une psychanalyse, vous disiez que ça vous faisait du bien. Alors, si m'écrire votre tristesse vous soulage, je ne veux pas que vous vous en empêchiez pour « ne pas m'ennuyer », comme vous dites. Je vous l'interdis ! Les amis sont faits pour ça, Marc, et je vous signale que vous avez inscrit « Amitiés » au bas de votre lettre. Alors nous voici unis par les liens de l'amitié ! Pour le meilleur et pour le pire ! (Ne vous inquiétez pas, je ne vous mets pas le grappin dessus).
Et vous avez raison ! J'écris un peu, c'est vrai. Mais pas de grands et beaux romans comme vous. Je tiens un petit journal depuis que je suis enfant. Je couche sur le papier toutes les choses de la journée, c'est un petit rituel qui me permet de mettre à plat ma vie. Je n'en avais pas conscience, c'était juste une habitude, mais j'ai lu dans Marie-Claire (il y en a beaucoup dans la salle d'attente. Je les lis et ensuite je les laisse aux patients) que se raconter sa vie à soi-même permettait de mieux prendre du recul et de se « vider » de ses angoisses. Je les laisse sur mes cahiers. Oui, j'écris sur des cahiers d'écolier. Je les stocke dans une malle dans mon grenier. Dans deux malles même, maintenant. Elles débordent ! C'est que 47 ans de vie racontés jour par jour ne tiennent pas sur un timbre-poste ! Mais ce n'est pas comme vos romans, ce sont rarement de grandes aventures ou de belles histoires d'amour – de ce côté-là, c'est même carrément ennuyant... Je dis ça, mais j'ai entendu une de vos collègues un jour, Marie Garcet, dire que chaque vie, même les plus banales, était un roman. Vous connaissez Marie Garcet ? J'ai bien aimé cette idée, même si nous ne sommes pas tous des romans du même genre. Je préfèrerais vivre dans un polar ou un grand roman sentimental ou dans une histoire d'île au trésor, mais le roman de ma vie se résume à quelques PV, pour le polar, des histoires d'amour sans lendemain ou presque, pour le côté sentimental et des vacances dans des stations balnéaires, ce sont mes seules aventures. C'est bien pour ça que je vous lis d'ailleurs. Vous et les autres. Pour vivre une vie que je n'ai pas. Et vous lire, vous, dans des lettres qui ne sont adressées qu'à moi est une belle péripétie dans ma vie. Ce n'est pas pour ça que je vous écris, bien sûr. Mais quand même. J'ai l'impression de vivre quelque chose d'extraordinaire.
Je ne devrais pas dire ça, Marc, mais je crois que vous avez bien fait de vivre à fond et de dépenser votre argent pour votre bon plaisir. J'admire votre philosophie de vie. Et si le destin a voulu que cela vous mène à la ruine et à ce qui a suivi, dites-vous que, peut-être, ce n'est qu'un passage pour vous mener à quelque chose de mieux. C'est dur de dire ça, mais les expériences, même les plus difficiles, sont parfois des occasions de recommencer en mieux. Et « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ». C'est ça ma devise à moi. Bon, c'est facile à dire parce que je n'ai jamais eu à souffrir autant que vous... J'espère que je ne vous choque pas en vous disant ça, je ne voudrais pas avoir l'air de vous donner des leçons, pas du tout.
De toute façon, le meilleur moyen de lutter contre le cafard, ce sont les chocolats ! Tout le monde sait ça. Je vous joins un ballotin de chez Praline. J'espère que Roger le laissera passer ! Bonjour Roger ! N'hésitez pas à en piocher un au passage, vous m'en direz des nouvelles !
Je me permets de vous embrasser tendrement, cher Marc.
« Amitiés »,
Rose
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Cher Marc
General FictionRose vit dans un village de l'est. Un jour, elle prend son courage à deux mains et se décide à écrire une lettre à son écrivain préféré, auteur de best-seller, Marc Delta. Elle aurait pu le faire depuis longtemps, mais elle n'a jamais osé. Maintena...