Lettre 12

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Châtel, le 18 aout 1994

Bien cher Marc,

Vous savez, vous faites partie de ma vie maintenant. Je relis toute votre œuvre, en commençant par votre premier roman : Coup de foudre un soir d'orage. J'aime beaucoup le personnage de Léopoldine. Vous l'avez appelée ainsi à cause de la fille de Victor Hugo ? Oh son histoire m'a toujours marqué, elle est terrible, vous la connaissez sans doute. Elle s'est noyée dans une rivière à 19 ans. Un accident horrible. Victor Hugo, d'après ce que j'ai lu dans un portrait de Paris Match (il y en a aussi beaucoup dans la salle d'attente !), ne s'en est jamais remis et il a même essayé de faire tourner les tables pour la contacter. Quelle histoire très triste. Enfin, votre héroïne à vous, je l'ai beaucoup aimée, surtout le passage quand elle se rend compte que multiplier les histoires d'amour ne remplit pas le vide de sa vie et qu'elle se sent infiniment seule, le matin, au bord du lit, chez un presqu'inconnu. J'ai vécu ça moi aussi. Parfois, je suis rattrapée par mes désirs et il m'arrive encore de vivre des aventures. Mais je cherche quelque chose de plus profond, et pour tout dire un homme avec qui finir ma vie. Mais tous ceux que je rencontre n'en veulent qu'à mon corps. Une fois qu'ils l'ont bien exploré, ils s'en vont à la découverte d'un autre. Mais je ne perds pas espoir !

Je disais donc que je relis toute votre œuvre, mais je la lis différemment, maintenant que je vous connais un peu. J'ai encore parfois l'impression de rêver et que cette correspondance n'existe pas, tellement tout ça me parait incroyable. Peut-être pour lui donner un peu plus de réalité, j'en ai parlé à mon ami Brigitte, qui est aussi ma voisine. J'espère que ça ne vous embête pas. Je l'adore. Elle a beaucoup de soucis avec ses trois enfants, et son mari n'est pas tendre, loin de là. Il boit un peu trop, c'est un problème. Il est même parfois violent. Mais elle reste, pour ses enfants justement. Vous savez, à Châtel, ce n'est pas facile de divorcer. Tout le monde connait tout le monde. Les gens parlent, médisent. Il vaut mieux conserver les apparences, on a moins de problèmes. Bref... je lui ai dit que nous correspondions. Elle était scotchée, elle est aussi fan de vous. Il y a six ans, durant votre procès, nous parlions beaucoup de vous. Nous n'arrivions pas à y croire et cette histoire nous rendait très triste. Aussi, je dois l'avouer, parce que nous pensions que nous n'aurions plus de nouveaux romans. J'avoue d'ailleurs que je n'ai lu vos deux derniers romans qu'à ce moment-là. J'imagine que c'est parce qu'ils étaient mieux placés au Super U. Ils ont peut-être voulu profiter de cette publicité sulfureuse. Je ne m'explique pas pourquoi je ne les avais pas achetés avant. Peut-être simplement parce que je ne les ai pas vus passés, je ne vous ai pas vu à la télé à ce moment-là. Ils étaient beaucoup plus sombres que les autres et ce n'était pas des histoires d'amour ou des polars, c'est peut-être pour ça aussi. Enfin, je vous présente mes excuses. C'est peut-être à cause des lectrices comme moi, comme Brigitte et moi, qui ne vous ont pas assez soutenues, que vous vous êtes retrouvé dans cette situation.

En tout cas, Brigitte était folle de jalousie. Elle m'a demandé de vous passer le bonjour ! Elle a dit qu'elle aimerait bien vous écrire aussi, mais j'ai essayé de l'en dissuader subtilement. Elle a tendance à faire tout ce que je fais. Là, j'avoue que ça m'embêterait un peu. Ça me rendrait jalouse, un peu. C'est idiot, vous ne m'appartenez pas...

Vous dites que le vrai côtoie le faux dans les journaux. Mais je n'ai que cette source d'information. Je n'ose pas vous le demander, mais si jamais vous avez envie de me raconter votre version de l'affaire, je serais tout ouïe. Vous êtes mon ami à présent et on doit écouter ses amis et leur faire confiance. Je sais que vous me direz la vérité. Mais bien sûr je ne vous en voudrais pas du tout si vous préférez ne pas parler de cette histoire.

Si c'est autorisé, j'aimerais beaucoup venir vous voir. Pouvez-vous me dire comment m'y prendre ?

Ça me fait du bien de vous lire et de vous écrire. Je n'ai pas trop le moral en ce moment. Le docteur Franz est en vacances jusqu'à fin aout et sa remplaçante, madame Berteau, est une vraie teigne. Pas un bonjour, pas un sourire. Elle me traite comme une moins que rien, c'est dur à vivre. J'ai l'impression de ne pas exister. Les patients ne l'aiment pas trop non plus. Enfin, je me console avec Brigitte et Magalie, une autre amie de Châtel (enfin, un village à côté), le Fief-Perdin. Nous allons nous baigner dans l'étang de la Cévinière. Oh ce n'est pas une plage de sable fin et l'océan à perte de vue, certes, mais il y a quand même une petite plage de gravier, des transats et l'ambiance est joyeuse (un peu trop le mercredi quand les enfants et les ados l'envahissent de leurs cris). On peut y pique-niquer. Et il y a un bois derrière l'étang qui lui donne des allures un peu sauvages. C'est très beau en été. J'adore cette saison, quand le soleil tape sur le paysage, qu'on ne soucie plus de savoir où on a laissé son parapluie, qu'on ne s'emmitoufle pas avant de sortir. On sort comme on entre, partout, sans se poser de questions. Et puis, je peux mettre mes jolies robes légères. Ce sont celles qui me vont le mieux. Par cette chaleur, ça fait du bien. Et nous rencontrons beaucoup de gens que nous connaissons. C'est drôle, à nos âges, je trouve. Je revois des anciens amis ou des anciens flirts du lycée. Ils sont restés à Châtel, mais pour certains ils sont divorcés maintenant et ils nous draguent un peu. Comme si tout recommençait. C'est un sentiment vivifiant. Bon, enfin, pour la plupart, ils ne sont plus champions de foot ou d'athlétisme, ils sont plutôt bedonnants maintenant. Un en particulier. Jérôme. Nous formions un petit couple pendant quelques mois quand nous étions en Terminale. Et puis, nous nous sommes vite séparés, nous avons vécu nos vies. Lui s'est marié pas très longtemps après avec Bénédicte (une fille que je n'aimais pas trop). Elle lui en a fait voir de toutes les couleurs et puis elle est partie avec leurs trois enfants pour rejoindre un type du côté de Lyon, je crois. Jérôme m'en a parlé la semaine dernière. Triste comme les pierres, le pauvre. Il a essayé de m'inviter à dîner, mais j'ai refusé. Il est plâtrier, il a toujours un peu de blanc dans les cheveux, ça me rebute un peu. Et puis, pour tout vous dire, Marc, étrangement, j'ai eu l'impression que ce ne serait pas bien, que ça ne vous plairait peut-être pas. Pardon de vous dire ça. Encore une fois, je n'essaye pas de vous mettre le grappin dessus ! Mais ce serait faux de dire que vous me laissez insensible. Je m'égare...

Je vous embrasse (amicalement),

Rose

Cher MarcOù les histoires vivent. Découvrez maintenant