Lettre 9

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Paris, prison de la Santé, le 2 aout 1994

Bien chère Rose,

Quelle respiration, cette carte postale. Je n'en avais pas reçu depuis des siècles. A l'époque de L'amour brille aussi la nuit, mon éditeur avait organisé une tournée internationale et dans chaque pays, chaque ville que je visitais, j'achetais une carte postale pour l'envoyer à mon jeune fils. Il en avait fait une constellation dans sa chambre. Chacune était reliée par un fil rouge au pays correspondant sur un planisphère. Ce voyage immobile depuis sa chambre lui plaisait beaucoup. J'avais trouvé son initiative admirable, mais – c'est tout moi, ça – j'avais cru bon d'avoir une discussion avec lui pour lui expliquer que ces cartes ne représentaient pas la réalité, qu'il ne s'agissait que d'une essence idéale de ces contrées. Que dans tel pays, derrière l'hôtel et la plage, régnait une immense pauvreté, que dans tel autre une dictature assombrissait quelque peu la belle lumière du soleil. Je ne voulais pas qu'il s'imagine que le monde n'était que vacances et farniente. J'ai eu bien tort. Comme on raconte une histoire ou un conte à un enfant, nous ne sommes pas non plus obligés de les mettre tout de suite au parfum des injustices du monde. Enfin, c'était mon rôle d'essayer de lui inculquer – même maladroitement – quelques valeurs essentielles. Mon fils ne me parle plus depuis des années, maintenant. C'est l'une des douleurs les plus âpres qu'il m'ait été infligées.

Pardon, je casse l'enthousiasme de votre jolie carte. Elle me fait sincèrement du bien – ne vous avisez pas de me dissimuler vos bonheurs ! Ils ne me rendent ni tristes ni jaloux, ils me font penser à ma sortie prochaine et me laissent à penser qu'il existe encore bien des lieux et bien des joies où se réfugier pour retrouver la paix. Merci donc pour cette bouffée de Bretagne.

Je connais bien les Glénan, j'y ai fait un peu de voile dans ma jeunesse. Mais ce n'était pas l'été, c'était en hiver. Nous dormions dans des baraquements spartiates et nous buvions des cafés brûlants pour nous réchauffer en sortant de l'eau. Je me suis fait peur souvent dans ces vents et cette mer. C'était sur l'île de Penfret justement ! Sur le moment, j'y avais été envoyé contre mon gré par mon père, comme dans une sorte de colonie de vacances, et je ne peux pas dire que je m'y sois amusé. Tous les camarades étaient épuisés et effrayés par les moniteurs, de vieux loups de mer qui sortaient quoi qu'il arrive, même si le temps était à la tempête. Enfin, c'était dans les années 60, j'imagine que tout y est plus « cool » à présent. Mais même si l'apprentissage s'est fait à la dure, je dois bien reconnaitre que j'y ai appris beaucoup sur le maniement d'un bateau et sur l'instinct de survie, quand malgré une fatigue intense, transit de froid, perclus de douleurs en tout genre, seul face à un élément titanesque, vous refusez de vous laisser aller, que vous continuez coûte que coûte, non par courage, mais par la volonté de ne pas sombrer, de continuer. Dans ces moments-là, quand vous avez dessalé et ressalé vingt fois votre bateau, vous ne sentez plus votre corps, vous n'avez plus ni faim, ni froid, ni peur. L'esprit prend le relais et commande à vos membres, à vos muscles. Vous mesurez à cet instant le pouvoir du psychisme.

J'ai l'air de vous raconter des nouvelles du front, il ne faut pas exagérer non plus. Mais c'est vrai, cette expérience m'a beaucoup servi ces derniers temps. Les quelques bouées de sauvetage, les phares dans la nuit, comme vous, m'aident aussi à rester à la surface et à garder la tête hors de l'eau.

Tiens, il n'y a pas de hasard, au moment où j'écris ces lignes, Roger m'amène votre dernière lettre. Un double bonheur aujourd'hui donc ! Je constate que la lettre avait été envoyée avant ; pour une fois, c'est la carte postale qui gagne ! On dit toujours que les facteurs prennent leur temps avec ces dernières, qu'elles n'ont rien d'urgent. C'est faux !

Mon Dieu, Rose, que vous êtes belle. Navré, je devrais trouver les mots, être un peu plus inventif (c'est mon métier, après tout !), mais je suis aveuglé, ébloui. Cette photo est sublime. Vous êtes sublime, somptueuse.

Je vous pose sur ma petite table, je pourrai dorénavant vous écrire les yeux dans les yeux.

Merci infiniment. Vous n'imaginez pas le cadeau que vous venez de me faire.

Je vous embrasse tendrement,

Marc

PS : Je prends cette comparaison avec Harrison Ford pour un compliment. Et j'aimerais beaucoup voir ce film. Mais il faut que vous sachiez : j'ai rasé ma barbe depuis que je suis arrivé ici. Me raser est devenu un petit rituel quotidien qui m'aide à tenir. Il est évident que je ne pourrais pas vous envoyer une photo de moi sans ma barbe. Mais nous nous verrons à ma sortie. Ou alors, il faudra passer me voir ici ! (Je plaisante)

PS' : Pour les prénoms de mes personnages, c'est très facile. J'ouvre le dictionnaire des noms propres au hasard, et puis je pioche un prénom qui correspond à l'époque dans laquelle vit mon personnage et, un peu, à sa personnalité (mais je suis de ceux qui pensent que le caractère est très peu influencé par le prénom). Parfois, mon personnage me fait simplement penser à quelqu'un que je connais, alors je lui donne son prénom et c'est pratique, j'ai le modèle pour la description physique.

Cher MarcOù les histoires vivent. Découvrez maintenant