Mon cher ami - des bourgeois et des gueux

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(Si vous souhaitez une analyse d'un de vos écrits semblable à celle ci, contactez moi ici ou sur mon Babillard !) 

Un roman qui, selon les termes de l'auteur, ne se prête pas nécessairement à une analyse académique (globalement le ton de mes analyses, malgré quelques pointes d'humour). J'ai nommé : le préambule de Des bourgeois et des gueux écrit par @JohannesCartwright dont j'ai aussi lu les essais regroupés sous le titre "le biscuit", j'ai apprécié. 

Je vous invite, évidemment, à le découvrir (et oui je vais répéter ce discours à chaque lecture, c'est important). Comme l'indique sa formule liminaire (= du début), il s'agit d'une lettre : en l'occurrence, nous sommes dans un roman épistolaire, une tradition qui semble s'être un peu perdue en Occident. (les autres zones du globe, je ne sais pas ).  Par exemple, les Lettres Persanes, les Liaisons dangereuses, ou même Frankenstein sont épistolaires. 

La prose que nous déroule l'"épistolier" (dont on ne connaît pas le prénom), qui commence par "mon cher ami", capture tout un univers, elle est belle, fascinante, assez imagée et colorée. Elle se fait parfois argumentative, sur la société et ses injonctions, sur la gratuité, et sur un appel à la validation - au fond, quel est son but ? C'est toute la question (j'y reviendrai) : écrire pour être lu ? Et par qui ? Qui se pose notamment dans le cas de correspondance, réelle ou fictive. 

La beauté et la nature de la relation 

Formellement, le phrasé est long, évoque et montre des images, "il déroule une prose" se dit et ici, je trouve que l'idée du déroulement est particulièrement appropriée. Peu d'erreurs, excepté "goutte" (qui doit avoir deux t et pas un, sûrement une coquille). La relation entre ces deux hommes, c'est avant tout un bel ensemble de souvenirs, une anamnèse (rapport au passé, à la mémoire) : et ces souvenirs sont situés, localisés. Les lieux en eux même sont diversifiés, est mentionnée l'île marrante, surnom d'un parc départemental des Hauts-de-Seine, en Ile de France, donc. D'autres lieux franciliens (d'Ile de France) sont nommés, avec un décor propice à la rêverie (ex. cueillir une mandarine dans les jardins d'un château) et socialement marqué (ici, plutôt côté "bourgeois"). Beaucoup de faune et de flore, qui nous font apprécier et revivre les instants : "l'extase dans la contemplation d'une libellule", cela semble peu et beaucoup, et la capture de l'éphémère est tout un sujet en esthétique, quant à la beauté du monde, n'en parlons pas ! Sont aussi évoqués des personnages, deux Sophie et des Comedians (Côme et Diane, avec un jeu de mot). 

La nature de la relation est sûrement de l'amitié, ou de l'amour, sans doute platonique, avec des allusions érotiques, il surnomme son ami "coquin", et évoque le jus de pastèque sur son torse nu. Elle a sûrement "mal" tourné, mais le personnage fait le geste de réécrire à son ami, avec de l'amertume. Pas de demi-mesure : il semble "tranché", loin du juste milieu, "entier". Le juste milieu, il y aurait tant à dire à ce sujet. Disons qu'en philosophie occidentale, le champion du juste milieu est Aristote, qui l'a théorisé dans son Ethique à Nicomaque. Pourtant, si beaucoup de pensées suivent ce schéma, et passent souvent pour raisonnables (ex. le plan dialectique en thèse antithèse synthèse qui mal compris et très simplifié devient : Oui - Non -Peut être), ce n'est pas l'unique solution. Se forcer à être neutre, raisonnable, pas extrême, c'est déjà un biais. Or, ce qui caractérise cet ami, c'est la franchise : il semble se mettre à nu (comme son ami torse nu, d'ailleurs !) pour se livrer, même s'il teinte son style d'un raffinement évident. Il cherche à donner une "consistance", une matière à ses sentiments et à ses impressions.  

Injonctions et double énonciation

Le texte évoque aussi les injonctions (ex. trouver le grand amour) et répond par d'autres, plus personnelles et sincères (ex. l'incarner). "La capture de l'univers par un échange de regard", j'ai l'impression que l'échange de lettres que constitue le livre jouera ce même rôle. Il sera question de lutte des classes, et de différents endroits, avec également la question raciale/ethnique, mais pas encore dans le prologue. "Nos sociétés nous imposent la quête du mieux" : voilà l'injonction sociale, qui s'applique aussi à la gratuité (ex. la contemplation d'une libellule). Différentes personnes ont l'air de donner leur avis sur la relation, n'ont pas l'air de comprendre que la "consommation" charnelle n'est pas obligatoire en amour... Cette multitude de voix nous est présentée, mais elle passe au second plan car c'est aux intéressés de trancher. 

Sur l'amour, les sentiments, qui tranchera ? La postérité. Mais qui est la postérité ? Dans la trilogie de Cicéron, de Robert Harris, le premier tome se termine par une réflexion de Cicéron à son esclave Tiron (qu'il affranchira) : comment la postérité nous jugera t elle, hein Tiron ?  Sauf qu'ici, c'est un roman historique et il y a donc la dimension "le personnage historique a t il conscience d'en être un ? A t il conscience de faire l'histoire ?" Dans le début qui nous intéresse, le personnage écrit une lettre : il s'adresse donc à son ami, pour développer sa relation, éventuellement à lui même, pour mettre de la consistance sur ses idées, mais aussi au lectorat. 

Les souvenirs qui se déroulent appellent au jugement : l'ami sera t il jugé comme "le méchant de l'histoire"? Cela renvoie directement à la littérature (le gentil, le méchant, l'histoire) ainsi qu'au jugement : et c'est à nous lecteurs, avec les éléments dont nous disposons (ou dont l'auteur nous fait disposer !) de juger. La question du point de vue est primordiale (ex. le scandale de Rose Bonbon, livre contemporain écrit à la première personne et donnant le point de vue d'un pédocriminel, ne vient pas tant du thème que du point de vue). Mais l'avantage de la relation est qu'elle implique plusieurs éléments, et que l'ami est invité à lui répondre. Au delà d'une ruse narrative pour que l'histoire se relance, et qu'il y ait matière à lire, c'est aussi une façon de confronter les points de vue, un moment de vérité. Que répondre à cette tirade ? 

Mais rassurez vous : avec du piment ou non, plus ou moins crûment, l'ami y répondra, avec force. 

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Merci à @JohannesCartwright pour ce moment de lecture. 

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