Nous sommes seuls, le plan machiavélique de Natacha s'est réalisé.
— Ta copine est plutôt du genre entreprenante, non ?
— C'est aussi ta patronne, répliqué-je sans savoir quelle mouche m'a piquée, ça doit être l'alcool.
— Elle...
Oui, il doit avoir raison. Il est très probable que Natacha tente un coup rapide dans les toilettes avec mon voisin.
— Franchement, de sa part, plus rien ne m'étonne !
Je ne serai jamais capable de me comporter ainsi, j'aimerais l'ajouter, mais je me suis métamorphosée en statue, dénuée de jugeote ou de réflexes. Sans réfléchir, je déclare :
— Je vais peut-être...
Sa main glisse sur mon poignet dès mon premier mouvement. J'espérais me lever, mais il a anticipé ma fuite.
— Reste.
Un seul mot et une bouffée de chaleur qui gonfle dans ma poitrine. Tout m'échappe à l'instant. Je sais que si je tourne la tête, ne serait-ce qu'un instant, je suis foutue.
— Si je ne t'ennuie pas trop, on peut encore discuter.
Sa voix prend une tonalité différente. Plus rauque, profonde. Elle continue de s'éparpiller dans mon corps, le secoue d'un frisson.
— Alors comme ça je suis « excellent » ?
Ça y est, il passe à l'attaque et je n'ai plus du tout les moyens de me défendre. Pourtant, il semble le regretter. Quand je le dévisage, il pique un fard.
Presque vingt minutes que sa chaleur m'engouffre, suscite un tourbillon délicieux que je m'efforce de calmer sans succès. Au prix d'un soupir, je me cale un peu plus dans mon fauteuil et sa bouche vient ronronner sur mon épaule.
— Je ne t'ai peut-être pas assez remercié, Nicole. Tu sais, je ne t'en aurais pas voulu de dire la vérité. Je suis désolé que tu en viennes à mentir pour moi.
Mentir pour lui ? Mon menton est un cheveu du sien, je n'ai jamais vu ses yeux d'aussi près : deux perles brunes parées d'éclats ocre. Une lueur coquine vibre sur ses pupilles.
— C'est... c'est pour le « merveilleuse ».
Je m'en veux de répondre une telle idiotie.
— Tu es merveilleuse, je le pense vraiment et j'ai...
Il a relevé la tête et son souffle caresse déjà ma bouche.
— Nicole...
Cet appel gronde en moi comme une alerte soudaine. Je romps notre contact visuel, les joues en feu – je n'aime pas qu'il me voit dans cet état. Trop de gens nous entourent, je ne suis pas à l'aise, j'ai la sensation qu'ils nous regardent tous.
Cette interruption le sort aussi de son hébétude, il grogne un peu et reprend son verre.
— Tu as besoin de temps pour t'habituer. C'est normal que le premier jour soit un peu chaotique. Jeudi, tu pourras même t'essayer au crochet, tu verras, c'est vraiment ce que je préfère.
Dans l'art de meubler pour détourner l'attention, je suis une experte. Yanis a autant de douceur que d'empathie. Même si chez lui, il y a quelque chose de passionnel et que je l'imagine sans mal m'emporter dans un lit pour me ballotter comme un petit ballon entre ses grandes mains, je sais qu'il est soucieux de mon accord. Et je sens la réticence à plein nez.
Il faut dire que j'ai perdu l'habitude. Ce qui se passe ce soir va au-delà de tout ce que je me suis permis depuis des années. La dernière fois qu'un homme m'a touchée de façon très intime, c'était il y a six ans. J'ai presque honte de l'avouer à mon propre cerveau.
Si je le disais à Yanis, il me prendrait pour une fille complexée. Il a beau être divorcé depuis un an, je suppose qu'il a dû connaître quelques demoiselles depuis. Il est tellement plus à l'aise que moi dans ses gestes. Toutefois, quand il joue les séducteurs, quelque chose sonne faux chez lui. Il essaye peut-être de se donner une assurance qu'il n'a pas tout à fait.
— D'où te vient cette passion ? me demande-t-il.
Parler me soulage, alors je réponds sans attendre.
— J'ai toujours été très créative.
Je m'épanche rarement là-dessus. Avec Natacha, nous nous connaissons si bien que nous n'évoquons plus l'origine de notre loisir préféré. Et avec les mamies du 17, ça nous est naturel. Il ne nous viendrait pas à l'idée de chercher à justifier notre passion, d'en chercher la raison ou d'exprimer à voix haute le plaisir que ça nous procure.
— J'ai testé un peu tout. Scrapbooking, dessin digital, broderie, couture. J'aime bien apprendre aussi. Quand j'ai rencontré Natacha, elle m'a d'abord enseigné le crochet. Ça m'a fait penser à ma grand-mère, lorsque j'étais petite. J'en faisais un peu avec elle, puis j'ai tout oublié, les années passées.
— Tu en parles avec tellement d'enthousiasme. De mon côté, je n'ai jamais vraiment eu de passion. Même le sport ou la musique, c'était juste pour me défouler. Il paraît que le tricot, ça fait beaucoup de bien, ça détend, enfin je ne sais plus trop, j'ai lu ça quelque part.
— Oui, c'est exactement ça. Je réfléchis à tout un tas de choses, mais l'aspect répétitif c'est un peu comme une grosse foulée sur la côte, près de la mer. Enfin, je suppose. Ça me vide la tête.
— Sinon tu te fais du souci.
— Toujours. Je me fais du souci pour tout. Je suis très anxieuse comme fille et bon, pas très sortable.
Je baisse la tête, résolue à cacher l'émotion qu'engendre cet aveu chez moi. La plupart des gens me connaissent et savent que c'est mon tempérament. Devant un nouveau venu, j'ai tendance à vouloir m'expliquer et justifier mon comportement en décalage avec la majorité des personnes de ma génération.
— Je ne pense pas. Tu es pleine de qualités. Ça n'empêche que tu aurais besoin de te détendre et te mettre moins la pression.
Le même discours que Natacha. Suis-je à ce point transparente ? Force est de constater que tous en viennent à des conclusions identiques.
— Est-ce que tu as des rêves, Nicole ?
Je replonge dans son regard. Ses yeux sont soudain plus ternes. Ils me renvoient quelque chose de profond.
Personne ne m'avait encore jamais posé la question.
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Des aiguilles sous le sapin
RomanceRien ne prédestinait Yanis, chômeur et père célibataire, à vendre des pelotes de laine. Il n'a pas eu le choix : c'était ça ou finir chez les flics. Ça lui apprendra à cambrioler sa grand-mère ! Il doit en plus suivre les ateliers tricot de Nicole...