31 - Nicole

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— Je note quelques idées dans un carnet, avoué-je. J'aimerais inventer mes propres modèles à l'avenir, que ce soit en tricot ou en crochet. J'apprécie d'alterner les deux techniques.

Je toussote dans mon poing, gênée. Je n'aime pas étaler mes ambitions. Pourquoi je le fais avec lui ?

— En fait, voilà, je voudrais créer ma marque.

Avec appréhension, j'attends sa réaction. Son sourire est rempli de bienveillance.

— Ce sont de beaux projets. Je n'ai pas encore vu l'ampleur de ton talent, mais je suis sûr qu'une fille comme toi est capable de beaucoup d'imagination.

Un certain malaise s'installe désormais. Nat et son bel Espagnol ne sont toujours pas revenus.

— Désolée, je pense que je ne vais pas tarder. Je ne suis pas d'une compagnie très divertissante.

— Ça fait longtemps que je ne suis pas sorti non plus.

Yanis me rassure en étant aussi compatissant, il m'aide à me sentir plus à l'aise avec lui, mais ça ne fonctionne pas. Je rumine sur le fait que Natacha m'a préparé un traquenard au lieu de vouloir vraiment profiter de la soirée avec moi.

Je ne suis pas la seule à me sentir morose visiblement, Yanis aussi a les épaules voutées et il se montre hésitant entre deux soupirs. J'imagine qu'au vu de sa situation personnelle, une nouvelle relation amoureuse n'est pas envisageable pour le moment. Et je me demande encore pourquoi cette réflexion se déploie dans ma tête.

Comme il a fini son verre, j'enfile de nouveau ma doudoune. Le mieux serait que nous partions maintenant avant que les deux amants nous retiennent. Je n'aimerais pas que cette soirée se termine sur un sentiment d'inachevé.

Je perçois une certaine frustration chez Yanis. Alors j'utilise ce pour quoi je suis encore assez douée : réparer les cœurs, faire preuve de générosité.

— Dis-moi, quelle est ta couleur préférée ?

Il reste interdit un court instant. Cherche l'intention derrière la question. Je veux garder la surprise...

— Vert.

Je souris, cette réponse semble être un pur réflexe, il n'a pas réfléchi longtemps.

— Vraiment ?

En fait, depuis que je le côtoie, je ne l'ai jamais vu porter la moindre nuance de vert.

— Et Marius aussi ?

— Je... c'est probable que je ne lui ai jamais posé la question. Pourquoi ?

— Oh, rien. J'avoue que je ne sais plus trop quoi dire, j'ai tenté de lancer un autre sujet de conversation. Comme tu peux le voir, je ne suis pas sortable comme fille.

Il m'observe. C'est tellement évident qu'il a des doutes sur mon mensonge.

— On ferait mieux de rentrer, décidé-je.

Cinq minutes s'écoulent pendant lesquelles j'adresse un texto à Natacha qui reste sans réponse. Au comptoir, on nous indique que nos boissons ont déjà été payées. Mon amie avait décidément tout prévu !

Puis, à la sortie des Docks, le vent froid nous cueille un frisson, un redoutable courant d'air qui me rapproche de mon voisin. J'avise les ferries sur le quai alors que nous progressons vers la rue de la République.

Aucun mot ne vient, pas une parole, pas une idée. Ce silence deviendrait vite embarrassant dans un autre contexte. Pas avec Yanis. Sa présence suffit à me combler, j'aime le regard furtif qu'il pose sur moi de temps à autre. Parfois, il prend une expression grave, d'autres fois, il m'envoie un sourire auquel je réponds, bénissant le froid qui cingle mes joues rougies et devrait les faire passer inaperçues.

Au 17, je m'arrête et sens son corps près du mien. Son bras glisse doucement sur ma taille. Comme je frissonne, il se ravise. Une sorte de mur continue de se dresser entre nous. Ses lèvres ont beau remuer à quelques centimètres des miennes, je sais qu'il ne franchira pas cette frontière. Il se contente d'une bise que je lui rends avant que nous nous reculions d'un commun accord. Puis, il murmure :

— Ça me ferait plaisir de sortir avec toi, un soir, juste pour... pour admirer les illuminations, le long du quai. Vers le fort Saint-Jean, c'est beau là-bas.

Il n'imagine pas à quel point ça me plaît. Si je suis seule avec lui, ce sera peut-être différent, j'arriverai à lâcher prise. Mais ne sommes-nous pas déjà en tête-à-tête ?

— Oui, je le veux.

Je me mords la langue en entendant l'écho de ma réponse. Ridicule.

— Merci.

En plus d'être expert en « pardon », il est champion du « merci » !

— On se voit demain, chuchote-t-il.

Il se rapproche à nouveau. Je retiens mon souffle. Son baiser se pose délicatement sur ma joue.

Je rêve ? Une seconde bise ?

Mes yeux se sont clos comme si je pouvais retenir l'essence même du bonheur qu'il me procure. Parce que je suis d'une grande maladresse, j'ai tourné mon visage au mauvais moment. Sa bouche a frôlé la commissure de mes lèvres.

Je voudrais qu'il m'embrasse !

Je suis à deux doigts de le lui demander. De retenir les pans de son manteau pour me plaquer contre lui.

— Passe une bonne nuit, merveilleuse Nicole.

— Toi aussi, excellent Yanis.

Nos pitreries nous amusent. De vrais imbéciles.

Nous nous quittons avec des mots doux pendant que d'autres s'adonnent à leurs pulsions charnelles au-dessus d'une cuvette. Du moins, j'imagine.

Notre échange pourrait être filmé pour intégrer The Love Building. On n'a rien à envier aux acteurs de la célèbre sitcom pour faire pleurer la ménagère de plus de cinquante ans.

En l'occurrence, Monica nous marierait sur le champ après avoir étanché ses larmes.

Un peu chancelante, je rentre dans l'immeuble. Pour me dégriser, je monte par l'escalier jusqu'au troisième. Dans l'appartement, une faible lumière brille sous la porte de la chambre de Monica. Je rejoins la mienne et me mets en pyjama. Malgré la puissante fatigue qui me tenaille, je pars fouiller dans le stock de laine que j'entasse dans la pièce. Je prends deux pelotes vertes, l'une dans une laine épaisse, l'autre, plus fine et douce. Elles sont parfaites.

Même si mes paupières sont alourdies et que je suis épuisée, je ne peux m'empêcher de monter les mailles sur mon aiguille et enchaîner avec le premier rang. C'est le début d'un nouvel ouvrage et chaque geste me rapproche un peu plus de Noël, de Yanis, du bonheur que nous partagerons quand je lui offrirai cette écharpe. J'espère qu'elle lui plaira. J'espère que la version cache-cou conviendra aussi au petit Marius.

Je suis plutôt fière de mon idée. Quand j'aurai fini de confectionner ces accessoires assortis l'un à l'autre, Yanis emportera un peu de moi et du temps que j'aurai consacré à lui fabriquer cette écharpe pour lui tenir chaud.

Peut-être qu'il la gardera longtemps et que je resterai dans ses souvenirs, même quand il ne sera plus avec nous à la boutique... 

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Des aiguilles sous le sapinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant