Camp militaire de Red Deer, 9 septembre 2006, Alberta
Jane
Nous sommes le neuf septembre deux mille six. Cela fait exactement dix ans que je suis ici. Dix ans que je suis libérée, partiellement, de cet enfer. J'attends ce jour patiemment chaque année, bien plus que mon anniversaire, parce qu'il m'éloigne un peu plus chaque jour de cette ville, de cette maison, de lui. Je chéris le neuf septembre bien plus que n'importe quelle case de ce calendrier accroché derrière ma porte de bureau.
Lewis a toujours ces quelques mots doux à mon égard lorsqu'il me voit pour la première fois ce jour. « Bon anniversaire d'arrivée ma grande. » Un surnom qu'il n'utilise qu'en ce jour, un surnom qui calmait mes angoisses.
Nous ne sortons pas pour l'occasion, mais Lison nous ramène toujours des pâtisseries de la ville, chaque année, j'ai le droit à ma tartelette à la fraise. Nous les mangeons à l'abri des regards, ne voulant pas nourrir les rapaces en manque de potins. Beaucoup savent que je suis une rescapée d'une mission tristement connue, mais ce n'est pas le cas de tous. Cela fait dix ans, et c'est un sujet que les autres souhaitent éviter.
Si j'ai si mal vécu mon intégration ici, c'est aussi à cause de ça. On m'a rendu responsable de la mort de quatre soldats alors que j'étais presque moi-même décédée.
« Une sauvage n'a pas sa place ici », ont-ils proféré à mon égard.
« Elle aurait dû rester là-bas avec les gens de son espèce », se sont-ils amusés à dire.
Leurs mots m'ont salie une deuxième fois, comme si la crasse de cette ville et ce qu'elle renferme ne suffisait pas.
Parce que je ne viens pas des quartiers bien fréquentés d'Edmonton ou de Calgary, parce que je n'ai reçu aucune éducation, ils se sont octroyés le droit de me traîner dans la boue sans même connaître mon nom. Parce que même après trois années ici, je peinais à lire les briefings des missions. Ils méprisaient celle qu'ils respectent aujourd'hui. Ce respect, j'ai dû le gagner, juste parce que mon origine sociale les exécrait. Aujourd'hui, je suis l'un des meilleurs éléments de cette organisation, parce que j'ai tout fait pour. Des détails qu'ils pensent insignifiants, je les enregistre, les analyse et les corrigent, si bien que ma technique est presque irréprochable.
J'aurais toujours bien plus de respect pour nos soldats que pour une grande partie de leur capitaine.
C'est infernal de vivre dans un endroit dans lequel personne ne veut de toi, dans lequel tu es forcée de t'imposer. On m'a fait penser que je prenais la place de leurs défunts soldats, alors que tout ce que je voulais, c'était qu'on me laisse enfin tranquille. On m'a reproché des choses sur lesquelles je n'avais aucun contrôle, aucun pouvoir, l'injustice m'a presque tué.
Je n'ai jamais eu honte de mon comportement, même lorsque l'on me comparait à une bête sauvage, incapable de tenir en place et de suivre les règles. Parce qu'il me fallait être ainsi, il me fallait exorciser cette haine viscérale qui me rongeait de l'intérieur. À quoi s'attendaient-ils en me forçant à m'engager dans l'armée ? À contraindre une enfant qui grandit dans la peur et la violence, sous les ordres de tyrans ? Ils auraient dû se douter qu'à force de tirer sur l'élastique, il finit par casser.
Je n'étais que violence et tristesse, je voulais voir ma mère, avoir chaud, ne plus avoir faim, et au lieu de cela, on m'a dit de prendre les armes.
Quel enfant de tout juste dix-sept ans le supporterait ? J'ai été exécrable, violente et méchante, mais je ne m'en excuserai jamais. C'était le prix à payer pour devenir qui je suis et ce qu'il voulait que je sois. Lewis m'a poussé dans mes retranchements, et si je l'ai détesté au début pour cela, je lui en suis tellement reconnaissante aujourd'hui. Il m'a poussé à vider tout ce que j'avais en moi, toute cette colère coincée dans mon cœur, je l'ai extirpé grâce à lui.
Je sors peu de ce camp, il est devenu mon refuge, l'endroit dans lequel je me sens le plus en sécurité. Quand je vois les autres vaquer à leurs occupations de ce chalet, je les envie parfois. J'aimerai avoir cette liberté, celle de ne pas m'inquiéter à en mourir, mais je sais que le monde est méchant, je connais sa réalité, si rester ici peut me permettre de ressentir ce sentiment de sécurité pour toujours, je le fais volontiers.
Je ne sais quand les symptômes se sont atténués, mais j'ai progressivement cessé de le voir dans chaque ombre, de remplacer les visages des passants par le sien, d'entendre sa voix alors qu'il est à presque quatre-cents kilomètres d'ici.
Parce que c'est aussi ça les traumatismes, c'est imaginer des choses qui n'arrivent plus, qui ne sont plus là, et pourtant on reste persuadé que c'est réel. C'est comme s'il était partout à la fois, savourant ce plaisir de me hanter encore et encore.
Les ombres m'effraient, j'ai peur qu'elles m'engloutissent à nouveau, mais en regardant les années passer, j'ai appris à allumer la lumière, les forçant à disparaître. Ce n'est pas une mince à faire, je n'ai pas eu d'élan de courage ou quelque chose comme ça, mais j'ai appris que le temps apaise la douleur. J'ai eu cette chance d'avoir ces quelques personnes, qui vous tombent dessus et ne vous lâchent plus. Ces traumatismes ne sont pas faciles à gérer pour moi, mais ils ne l'ont pas non plus été pour Lewis et Lison. S'il avait le malheur de poser sa main sur mon épaule, j'étais prise de sursauts de peur, de tremblements, parfois de violence. Je lui ai balancé un tas d'objets à la figure, parce que j'étais terrorisée à l'idée qu'on soit encore violent avec moi, comme eux l'ont été. Alors je le devenais, comme si j'espérais contrer une attaque qui ne venait jamais.
Je n'aurais jamais pensé être capable de faire confiance à un homme, et pourtant, je pourrais confier ma vie à Lewis, autant de fois que nécessaire. J'ai même réussi à me lier d'amitié avec Mike, et je chéris mes soldats, peut-être plus que je ne le devrais. La question ne s'est pas posée longtemps avec Lison, elle ressemblait tellement à ma mère, de part son comportement et ses mots, que j'ai cru à un cadeau des étoiles. Je les remerciais de m'avoir laissé une part d'elle.
Je n'ai pas arrêté de souffrir, les marques sur mon corps et mon âme sont bien présentes, et elles le seront toujours, mais j'ai appris à aimer les choses que la vie a à m'offrir. Je me suis presque senti obligée de le faire, pour tous ceux qui n'avaient pas été secouru, tous ceux qu'on a oubliés.
L'arrivée de Levi m'a mise une claque. Elle m'a rappelé des choses que j'avais enfouies, que je pensais guérie, me faisant comprendre que rien n'est jamais acquis. Ce n'est pas juste, mais contrairement à d'autres, le bonheur ne m'a pas choisi, j'ai dû ramer pour espérer le toucher du bout des doigts, et maintenant que j'y ai goûté, je sais que je pourrais ramer toute ma vie.
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Bonjour !! Petite interlude pour les dix ans de Jane au camp Red Deer, qu'en avez-vous pensé ?
Bisous <3
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Azurite - Tome 1&2
Roman d'amourL'OMS, Organisation Militaire Secrète du Canada. Un criminel, une capitaine, une réunion, une idée. Jane n'est pas militaire de métier, alors son intervention lors d'une réunion au QG de l'OMS ne passe pas inaperçue. Selon elle, Levi ne mérite pas l...
