CHAPITRE 20 : Souffle coupé

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A présent, tout était beaucoup plus clair dans mon esprit autrefois embrouillé et confus. Voilà pourquoi le regard du voyant m'était si familier. Voilà pourquoi les traits et la ligne du fameux monstre paraissaient si humains, si vivants, si indescriptibles. Pourquoi n'y avais-je donc pas songé avant ? Pourquoi m'étais-je montré si stupide, si ignorante surtout ?


Tourmentée, bouleversée, mais également envahie par l'odeur à présent habituelle de chair humaine que possédait le psychopathe, je fermai les yeux très fort -je m'en donnais presque mal à la tête. Je voulais ne plus être la personne que j'étais ; je voulais être quelqu'un d'autre, une fille normale, à la vie normale, à la famille normale, aux aventures normales.

Quand je rouvris les paupières, mon monstre n'était plus là. Disparu.

Les jours suivants furent tristes, maussades. Je restais enfermée dans ma maison vide (désertée par mon père, travaillant, et par Katie, étant allée habiter avec James), à essayer de passer des coups de fil inutiles à mon tendre Bernard. Rien à faire -je tombais tout le temps sur sa messagerie. Je priais, je songeais, je pleurais à chaudes larmes. J'avais trahi ma religion. Je m'étais même trahie moi-même.

Mon professeur personnel venait, faisait ses cours barbants et repartait. La routine s'était installée peu à peu, et elle m'ennuyait terriblement.

Le lundi de la deuxième semaine de ce quotidien atroce, plusieurs hauts le cœur me secouèrent à la suite -et allèrent jusqu'à me faire vomir comme une folle dans les petites toilettes liées à ma chambre. J'étais malade comme un chien, c'était bien sur.

Mais les vomissements se faisaient très réguliers, accompagnés par d'horribles maux de ventre comme je n'en avais jamais connu. Et surtout, quelque chose me mit aussitôt la puce à l'oreille ; j'avais du retard dans mon cycle menstruel.

Je décidai donc de faire le grand saut. J'enfilai un bonnet sur mes cheveux gras, un anorak -l'hiver commençait à arriver-, ainsi que des bottes fourrées, et sortis du cocon qu'était l'appartement de mon géniteur. Je me rendis, à pas raides et peureux, vers la pharmacie la plus proche, où j'achetais un test de grossesse. Je n'aimais pas la façon dont la vendeuse me regardait, m'observait de haut en bas, de long en large. Je me rendis alors compte qu'elle avait raison de me dévisager ainsi ; j'étais une jeune fille de seulement dix sept ans, achetant déjà un test de grossesse. Je devais être tellement ridicule et misérable !

Je suivis les indications marquées sur la boite d'emballages à la lettre -je me sentais mal, comme observée. Après avoir uriné, comme il le fallait bien, sur le test, je pris un grand souffle. J'étais terrifiée, et je pleurais déjà.

Le verdict tomba -j'étais bel et bien enceinte. Enceinte de mon monstre.


DEUX SEMAINES PLUS TARD.

Mon ventre, d'ordinaire assez plat, se faisait d'ors et déjà gonflé -et toujours aussi douloureux, meurtri. Je vomissais, je pleurais, je criais, mais ce qui me faisait le plus souffrir, était le fait que j'étais la seule dans cette misère. Je n'avais informé personne. Je restais dans ma bulle, plus silencieuse que jamais, et cela me faisait tant de mal.

Le seul moment où je voyais mon père était à l'heure du diner, et je ne lui décochais pas un mot, alors que lui me parlait sans cesse de ses progrès, au bureau, de la dernière innovation, ou de la dernière secrétaire employée. Pas une seule tendresse susceptible de me faire me sentir mieux.

Un beau soir d'hiver, où il neigeait à petits flocons légers et tranquilles, j'étais une fois de plus allongée dans mon lit, les yeux rivés au plafond, perdue dans mes pensées néfastes. On frappa plusieurs coups à ma porte. Je murmurai un "entrez" presque inaudible.

Mon père débarqua. Il s'était fait beau -il avait enfilé un beau costume, avec une cravate de luxe Tommy Hilfiger, des magnifiques chaussures bien cirés, et il embaumait le parfum pour hommes. Manifestement, il s'était tartiné le visage d'autobronzant, car il me paraissait plus halé que d'habitude. C'était le vendredi soir. Le seul soir où je pouvais passer du temps à ses côtés.

-Je sors, ma beauté. Je t'ai mis un plat à chauffer près du micro-onde. Ça te dérange ?

-Oui. Oui, ça me dérange.

Il parut choqué -ses lèvres s'entrouvrirent, puis se refermèrent. Je me redressai sur mon lit. J'avais envie de tout déballer, de me débarrasser de ce poids sur mes épaules.

-Dis moi, lâcha t-il en s'approchant de moi.

Il essayait de se forger une carapace de père à l'écoute et généreux, mais je savais très bien qu'il n'avait qu'une seule hâte ; rejoindre sa conquête du soir dans un sublime restaurant.

-Papa, ma mère s'est fait dévoré par un psychopathe, commençai-je.

-Je sais.

Ce simple commentaire réussit à me mettre hors de moi.

-Je sais ? Tu dis juste "je sais", alors que la mère de ta fille, ton ex-femme, s'est fait dévoré ? Tu me sidères tellement ! Mais ce que tu ne sais pas, Papa, c'est que ce mec, c'est un monstre ! Un monstre qui me hante, qui menace mes amis, qui les tue même ! Il vient, il me souffle quelques mots, il empeste le sang, puis il s'évapore ! Dany s'est suicidé par sa faute ! J'ai rompu avec Bernard par sa faute ! (je haussai encore le ton) ET VOILA, TU SAIS QUOI : JE TE DETESTE ! JE TE DETESTE DE NE PAS AVOIR REMARQUE QUE J'ETAIS MAL ! QUE JE NE DORMAIS PLUS LES NUITS, A CAUSE DE CETTE OMBRE AU DESSUS DE MOI ! JE SUIS ENVAHIE PAR LES TENEBRES ! ILS ME TUENT ! ET CE MONSTRE M'A MEME MIS ENCEINTE ! OUI, JE SUIS ENCEINTE !

A présent, je pleurai. Tout les événements précédents m'assaillaient. Je n'aurais pas dû vivre tout cela. Je ne méritais pas tout cela.

A ma grande surprise, mon père demeurait impassible. Rien en son visage n'avait changé, il ne réagissait pas. Il se leva, me tourna le dos et sortit de ma chambre. Quand il revint, sa mine s'était tout de même durci.

-Des aides sont en route, Adélaide.

-Qu'est ce que tu veux dire ? balbutiai-je, paniquée.

-Des aides sont en route. Ils vont t'amener à l'asile St-Eunice.



[TOME 1] Une petite jeune filleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant