La Langue de Dragon

34 7 0
                                    


« Dix couronnes pour les dommages matériels et quinze pour la perte des clients. C'est tout. C'est pas négociable ! »

L'aubergiste avait refusé d'entendre mon plaidoyer – peut-être un brin confus compte tenu des coups que je m'étais pris sur la tête – pour expliquer que nous étions des victimes autant que lui mais j'aurais sans doute dû être content qu'il ait accepté de prendre en compte le fait que nous partions finalement le soir même, et non pas à la fin de la semaine. Il avait ainsi raccourci « généreusement » la dette à vingt-cinq couronnes. Hexen lui donna une tour, équivalente à dix couronnes et Brim paya le solde en grommelant. Nous dûmes débarrasser les débris de meubles. Ma blessure au côté continuait à saigner malgré un rapide bandage compressif – heureusement elle n'était que superficielle – et m'élançait au moindre mouvement un peu brusque. Je m'essoufflais, n'en pouvais plus. Je laissai les autres porter la table.

« Ça va, Jack ?

— Non. »

Le double sens de ma réponse n'échappa pas à Kurt qui pinça les lèvres mais affecta de ne considérer que le sens littéral.

« C'est pas suffisant un bandage. Ça va saigner dès que tu vas bouger, c'est trop dangereux de partir dans cet état.

— C'est pas comme si y avait le choix.

— Je vais aller à l'Église pour chercher les vivres qu'on nous a préparés, tu devrais venir avec moi.

— C'est une armée en renfort qu'ils auraient dû fournir.

— Le Père Madera pense qu'on a plus de chances de réussir en jouant la carte de la discrétion.

— Alors il l'a repérée ?

— Oui. Elle descend la Queue du Dragon, c'est sûr. On doit partir. Viens avec moi, on va te faire soigner. Le Père Madera ne nous donnera pas d'armée à commander, mais au moins il peut s'arranger pour qu'on parte dans les meilleures conditions. »

D'avance, marcher jusqu'à l'Église me semblait une épreuve exténuante, mais si ça me permettait de fermer cette plaie avant qu'elle s'infecte... Voire d'éviter complètement la pénible phase de cicatrisation... Kurt attendit patiemment que je me lève et rassemble mes affaires à une allure pathétique. La tête me tournait.

Alors que nous sortions du bâtiment nous aperçûmes Brim et Ken qui revenaient vers nous dans la lumière hivernale, le gobelinae toujours chargé de son énorme sac et de sa clef à molette aussi grosse que lui. Brim me dévisagea, puis railla avec un sourire en coin :

« Alors, Jack, t'as glissé ? »

Je ne relevai pas. À quoi bon ?

« Bon, on a vu Aïdan, elle a réservé un bateau pour la Pointe du Monde, on part dans trois heures.

— On vous rejoint le temps de passer à l'église récupérer du matériel. Et d'obtenir quelques soins. » soupira Kurt.

À l'église, on nous accueilli avec gentillesse et on m'invita à patienter dans l'aile des démunis tandis que Kurt disparaissait dans les entrailles du bâtiment principal. La journée, seuls demeuraient les malades et les blessés, ceux qui remontaient la queue du Dragon après avoir perdu leur guerre et s'apercevaient qu'ils ne pouvaient aller plus loin sans soins. L'odeur de la maladie et de la saleté, pas si forte mais insinuante, piquante et légèrement écœurante, de fermentation douceâtre et de viande pourrie, m'assaillit de concert avec celle des détergents utilisés pour laver le sol à grande eau un peu plus loin. Les soins des prêtres, sur les états de gangrène avancée, ne pouvaient pas de miracles. Je m'assis près d'une cheminée, pour ne pas laisser le froid s'ajouter à mes autres tourments. Sur mon banc adossé au mur, je fermai les yeux. La plaie à mon flanc me faisait souffrir à chaque mouvement et une faiblesse insidieuse s'était emparée de mes membres. Quant à ma tête... Mieux valait ne pas y penser, ni compter tous les coups que cette partie de mon anatomie et d'autres avait encaissées depuis notre arrivée à Corbe. J'aurais voulu dormir mais je me sentais tellement mal que j'étais plutôt parti pour tourner de l'œil sous peu.

Secrets d'AcierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant