Secrets d'Acier

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L'auberge était chaleureuse, c'était probablement la meilleure que nous ayons expérimentée dans cette ville de tordus. On s'y sentait mieux que dans les bouges que nous avions fréquentés jusqu'alors. Ou bien, peut-être, le fait qu'elle nous ait été recommandée par une personne dont on nous avait chanté les louanges lui donnait-il une aura particulière à mes yeux ?

Je me sentais fatigué de cette journée. Prêter attention à tout, tout le temps, avait été épuisant. Et pourtant, nous avions si peu progressé ! Pour la millième fois depuis notre départ, j'essayai de me projeter dans la situation de Carl Merthen, exercice assez vain puisque j'en ignorais à peu près tout. Il avait été démasqué, il avait mis les voiles pour ici. Avait-il voyagé avec Ania, ou bien juste après ? Dans le premier cas, pourquoi prendre Ania avec lui alors que son trafic avait été démasqué ? Comme monnaie d'échange ? Envers qui ? Pour acheter quoi ? Sa liberté, il l'avait déjà. Sa rédemption pour se faire pardonner s'être fait démasquer ? Ça ne suffirait jamais. Si l'Ensecret travaillait avec lui comme avec moi, il ne devait déjà plus avoir de dents. C'était déjà assez curieux que j'aie encore les miennes, puisque, paraît-il, toute la ville avait été au courant de notre arrivée dès les premières minutes. Ou alors, ils n'en avaient tout simplement rien à faire ? Je m'accordais peut-être trop d'importance, peut-être qu'ils ne me chercheraient pas, qu'ils me feraient payer dans deux mois, deux ans, quand je me croirais oublié...

« La tête de ton père, de ta sœur, de ta grand-mère, dans un panier, quand tu t'y attendras le moins » avait dit l'homme en rouge.

Quand je m'y attendrais le moins. Évidemment, la menace idéale. Sauf que de leur côté, ça n'avait aucun sens de dépenser autant d'énergie pour si peu. Ils avaient forcément d'autres chats à fouetter. Quel intérêt de me courir après puisque je n'étais strictement rien ? Je n'avais aucune information sur eux, à part leur nom. Pourquoi prendre la peine de chasser un aussi chétif moucheron ? Pour eux, ça n'avait pas de sens. La preuve, nous étions encore en vie...

La seule pensée réconfortante : peut-être que nous avions un peu plus de temps à vivre que je ne le pensais, que l'étau n'était pas aussi serré autour de nous que je le craignais. Mais notre principale question, « comment retrouver ce fichu Merthen ou un de ses complices ? » demeurait sans réponse.

En l'absence de Brim, qui gardait le « trésor du groupe », Hexen m'offrit le repas. Un truc chaud qui tenait bien au corps. De toutes façons, si on m'avait proposé, je crois que j'aurais pu manger huit repas par jour.

L'auberge de l'île de la Chance abritait nettement plus de monde que « chez Randall » car elle grimpait dans les étages d'une grande bicoque biscornue qui appartenait toute entière aux tenanciers. La salle principale, au deuxième étage, recevait les plats des cuisines en contrebas par un petit ascenseur mû d'un mécanisme à vapeur qui lâchait des gerbes de fumée blanche ou grise à l'extérieur, au-dessus de l'enseigne représentant un dé à huit faces. Ce motif était repris en sculptures de laiton un peu partout, jusque sur le dossier des chaises en fer forgé. Une femme à la voix forte et au rire puissant dirigeait une équipe de quelques serveurs d'une poigne joyeuse et nous servit elle-même le plat du soir, une sorte de ragoût de poisson épicé accompagné de pain bis chaud et moelleux comme de la brioche. Un musicien armé d'une mandoline promena des airs entraînants d'une table à l'autre, poussant quelques jeunes couples à danser. Sous sa gouverne, l'endroit fut joyeusement animé et le resta jusqu'à une heure avancée. Finalement, les fours furent éteints en cuisine et la salle principale se vida peu à peu, les gens laissant derrière eux les effluves de tabac, nourriture et bière qui les avaient bercés comme une mère son enfant. Je pensais à Brim et Ken, probablement restés sous la pluie à surveiller l'entrepôt de Lucine Alaudala...