Confidences

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Vers la fin de l'après-midi, la capitaine stoppa les machines.

« Nous n'en aurons pas pour longtemps. Je paye le péage et nous repartons. »

Je remontai sur le pont avec les autres. Le Château du Pont dominait le fleuve de toute sa large, sombre et inquiétante stature. C'était, d'après les couleurs, une garnison de l'Ansar, installée là à cause de la proximité avec le Hurd, dont la frontière passait très proche de la Pointe du Monde. Un militaire monta sur le pont pour un contrôle. Il n'y resta que quelques minutes avant de nous autoriser à repartir. Sur le pont, Hexen m'apostropha.

« Alors, qu'est-ce que vous fabriquez, en bas ? Il y a une fête à laquelle je ne suis pas invitée ? »

Je ne répondis pas.

« Arrête de ruminer. Tu fais la gueule depuis qu'on est partis. Tu t'inquiètes ?

— Si je m'inquiète ? Bien sûr que je m'inquiète ! J'ai l'impression qu'aucun d'entre vous ne mesure le danger.

— Tu nous prends pour des balais ?

— Vous... Nous... Nous ne sommes pas les premiers à nous opposer à ceux qui ont pris mon village. Tous ceux qui ont essayé sont morts. Moi, ils m'ont juste coupé les doigts pour pouvoir continuer à s'amuser avec moi... Excuse-moi d'être un peu nerveux. »

D'autant que j'avais finalement bien cru mourir aussi. Pendant le supplice, je m'étais évanoui de douleur. Je m'étais réveillé en pleine nuit, au bord du chemin, grelottant de fièvre, avec dans la poche le papier portant mon « ordre de mission ». Une âme un peu plus charitable que les autres m'avait fait don d'une gourde d'eau fraîche et d'une couverture de voyage, dans laquelle je m'étais enroulé avant de sombrer dans une nuit de délires.

Le soleil était haut quand j'avais de nouveau ouvert de nouveau les yeux, toujours tremblant malgré la chaleur écrasante des rayons. Je m'étais assis, avais bus l'intégralité de ma réserve et avais porté la main à mon cœur. Il me manquait mon poignard, puis je m'étais souvenu que je l'avais caché à quelques dizaines de mètres de l'entrée principale, c'est-à-dire tout près. Je parlais tout seul, marmonnant un dialogue avec des interlocuteurs invisibles, la vue trouble, lorsque j'avais récupéré mon arme avant d'entamer ma descente. La raison ne m'était revenue qu'après une nouvelle nuit de sommeil, et que j'eus étanché ma soif dans un ruisseau. Je me demande encore par quel miracle la fièvre ne m'avait pas emporté. Elle n'était tombée complètement qu'au bout de plusieurs jours et ma main avait mis plusieurs semaines à cicatriser. En permanence, elle me lançait, et il me semblait sentir bouger le doigt manquant. Encore aujourd'hui, certains jours, je le sens. J'avais accordé une petite prière à Edmond et ses deux compagnons, morts de la façon la plus inutile qui soit. M'imaginer leurs proches s'inquiétant de leur absence ajoutait à ma misère. C'est à ce moment-là que j'avais pris l'une des résolutions la plus importante de ma vie : penser aux vivants. Je ne pouvais pas m'appesantir sur les morts, passés ou à venir, tant que ça ne pourrait pas m'aider à sauver ceux qui étaient encore en vie parmi les miens.

« Écoute, Jack... Je sais que ce n'est pas évident, mais tu avais quel âge quand tout ça s'est passé ? »

Douze ans. C'était une résolution bien dure à tenir à cet âge...

« Ce n'est pas la question !

— Moi, je pense que c'est au contraire une part importante de cette question. Alors tu avais quoi ? Quatorze ? Quinze ans ?

— Douze... Au début.

— À douze ans, n'importe qui paraît redoutable.

— Mais ceux qui m'ont aidé à reprendre le village n'étaient pas des gamins, eux ! C'étaient des aventuriers aguerris !

Secrets d'AcierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant