Du jour au lendemain, je suis devenue persona non grata dans notre petit milieu privilégié. Une pestiférée. Sans argent, je ne suis plus rien. J'avais pourtant une multitude d'amies, de « meilleures amies », mais leur attachement à ma personne n'a pas survécu au naufrage de ma situation financière. Les seules à ne pas m'avoir effacée de leur iPhone, et accessoirement de leur vie, sont Justine et Sarah. Sarah vit à Toronto et fait son maximum pour me venir en aide. Quant à Justine... elle est toujours pleine de bonnes intentions et d'une affection inébranlable, mais malheureusement dotée d'un naturel curieux. Trop curieux.
Je jette un œil sur la clientèle du Bar Flûte, un endroit cosy où nous avions l'habitude de nous retrouver avant, et où j'ai retrouvé mon amie ce soir. Je finis par me détendre en constatant que je ne connais personne. Je n'ai aucune envie de croiser une ancienne connaissance. J'ai toujours aimé ce lieu, chic et feutré, genre loft new-yorkais avec une mezzanine et une ambiance lounge. Les petits espaces intimes sont parfaits pour venir en couple et déguster les meilleurs champagnes. Justine avale une gorgée de son cocktail, mais il est clair qu'elle ne croit pas un mot de l'histoire que je viens de lui raconter. Je connais ce regard : celui du pitbull qui vient d'apercevoir un beau morceau de viande.
— D'accord, et je présume que... merde ! c'est quoi déjà son nom ?
— Geoffrey... Geoffrey Lancaster, réponds-je faiblement en me tortillant sur mon siège.
— Oui, et bien, ce Geoffrey que tu connais depuis à peine quinze jours doit être un sacré coup pour que tu envisages de l'épouser aussi soudainement.
Le serveur dépose un assortiment de toast au foie gras, saumon et caviar, sur notre table. Gênée, je jette un regard à mon amie pour qu'elle baisse le ton et attends qu'il soit parti pour répondre :
— Ce n'est pas ça, Justine...
— Ouais, un véritable coup de foudre ! me coupe-t-elle en parlant encore plus fort. Mais dis-moi, qu'est-ce qu'il te fait de si particulier pour que tu aies perdu la tête ? Merde ! Angeline, tu te rends compte que même si c'est le coup du siècle, ça n'est pas une raison suffisante.
Sa constatation goguenarde m'agace un peu. Je sens que cela va être plus compliqué que prévu. Le rendez-vous chez l'avocat est déjà fixé et si je signe, le mariage suivra dans la foulée. Ma décision est irrévocable, mais j'ai besoin que Justine et Sarah soient présentes à mon mariage. Il faut qu'elles soient là. Toutes les deux. Pour le moment, il faut que j'arrive à convaincre Justine de cette rencontre « coup de foudre » et qui tombe pour le moins à pic. J'avale une cuillère de caviar Baeri Royal en l'appréciant à sa juste valeur, et en évitant le regard suspicieux de mon amie. Les petits grains fermes glissent sur ma langue, puis je croque, et une vague fruitée et fondante envahit ma bouche, avec un parfum iodé discret. Un délice de puissance et de douceur.
— Angie, dis-moi ce qui se passe, s'il te plaît.
— Je viens de te le dire, répliqué-je en pensant que comme d'habitude elle ne lâchera pas l'affaire. Il n'y a rien d'autre à ajouter, si ce n'est que je veux absolument que tu sois avec moi le jour de mon mariage.
La bouche pincée, elle secoue la tête, faisant voler en éclat la perfection de son brushing, puis ses ongles se mettent à frapper la table en cadence avec la musique. Enfin, elle se décide à me répondre :
— Si tu arrêtes de me prendre pour une demeurée et que tu me dis la vérité, parce qu'en tant que meilleure amie, il me semble que j'y ai droit, et bien... je serais présente à ton mariage.
Justine ne m'a jamais fait faux bond. Elle est mon roc. Les convenances, les codes de notre petit milieu, elle a tout envoyé promener, et son carnet d'adresses s'est allégé presque autant que le mien. N'a-t-elle pas le droit à la vérité ?
— Je suis désolée, Angeline, vraiment. Si tu ne me juges pas digne de ta confiance, je ne vois vraiment pas ce que je fais là.
D'un bond, elle se lève et cherche dans son sac, sort un billet de cent euros qu'elle dépose négligemment sur la table, me regarde, attend encore, puis devant mon mutisme, hausse les épaules et tourne les talons. J'ai déjà tant perdu... pas elle, je ne le supporterai pas. Je me lève et la rattrape juste avant qu'elle ne franchisse la porte de l'établissement.
— Tu sais que tu es chiante, dis-je en la prenant dans mes bras. Vraiment chiante !
— Il paraît que c'est ce qui fait mon charme.
— Et s'il y a bien une personne sur terre en qui j'ai une confiance absolue, c'est bien toi. Toi et Sarah.
Nous retournons nous asseoir à notre table. Depuis des jours, j'ai au fond de moi un sentiment qui grandit, qui insidieusement me ronge et m'oppresse : la honte. Justine est plus que ma meilleure amie. Elle connaît tout de moi. Depuis notre première rencontre, au pensionnat des Petites Roches, à l'âge de six ans, nous ne nous sommes plus quittées. Mais avouer ce que je m'apprête à faire est littéralement au-dessus de mes forces. Je fais signe au serveur et lui commande deux vodkas. J'attends qu'il revienne avec nos consommations pour avaler d'un trait mon verre. Le goût m'irrite et je ne peux m'empêcher de tousser un peu. Je n'ai jamais vraiment aimé les alcools forts, mais un shoot de Stolichnaya Cristal a le mérite de vous gonfler à bloc, et me donne juste assez de courage pour tout lui avouer.
— Voilà la vérité toute nue. Et si tu me demandes comment est mon futur époux, mis à part qu'il est outrageusement riche, je n'en ai aucune idée. Je ne l'ai pas encore vu.
Justine reste sans voix, les yeux écarquillés. Il lui faut quelques minutes pour réaliser et comprendre ce que je viens de lui révéler, et quand enfin, elle en saisit toute l'horreur, elle avale son verre d'un trait, et se lève. J'ai un sanglot qui reste coincé dans ma gorge. Elle va partir, je le sens, je le sais. Puis-je lui en vouloir ? Non, car j'aurais peut-être fait la même chose à sa place. Qui peut savoir ? J'attends qu'elle prenne son sac et qu'elle me tourne le dos. Elle est debout, magnifique, ses cheveux d'un noir profond encadrant un visage fin et délicat, et comme toujours, elle porte une tenue d'un grand créateur. Aujourd'hui, une petite robe noire au décolleté très sage, mais assez courte pour dévoiler ses jambes fines juchées sur des escarpins Louboutin. Pour venir la rejoindre, j'ai traversé tout Paris et pris les transports en commun. J'ai donc préféré me chausser de converses et d'un jean, surtout en prévision du trajet de retour et à une heure assez avancée de la soirée. De petites choses, à première vue insignifiantes, mais qui font déjà toute la différence entre nous. Justine rentrera en taxi sans s'inquiéter du prix de la course. Moi, en métro, en pensant que la soirée lui a coûté au moins 200 euros. Le seul travail que j'ai pu dénicher est un emploi de serveuse, payé au SMIC, plus les pourboires, dans un café pas très loin de mon logement.
— Putain ! finit-elle par lâcher.
— Oui, en un seul mot, tu as magnifiquement tout résumé...
VOUS LISEZ
Le Contrat - {Sous contrat d'édition}Sortie le 18 juillet avec TéléStar...
Chick-LitUne jeune femme de la Haute, dont le père perd tout, se retrouve ruinée. Pour retrouver un niveau de vie décent, elle décide de se marier à un homme dont elle ne connaît rien. Dès leur premier regard, une relation électrique va s'installer en être e...