•Chapitre 1•

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J'ai eu seize ans il y a deux jours. J'aurais pu m'en réjouir mais ce n'est pas le cas. J'aurais pu souffler seize bougies posées sur un immense gâteau au chocolat, mon entourage aurait pu me chanter une chanson à tue-tête et j'aurais pu ouvrir des cadeaux, un grand sourire aux lèvres et des étoiles dans les yeux. Mais en réalité, il ne s'est rien passé du tout. Toutes ces étranges futilités ne sont que de lointains rituels d'un passé révolu. La joie provoquée par cette simple date a été détruite en même temps que notre monde il y a cinq cents ans, lors de cette guerre qui a tout changé.
Aujourd'hui, les anniversaires sont des jours comme les autres et ces dates qui n'ont plus d'importance nous rappellent juste que le temps s'écoule et que notre temps de vie diminue de jour en jour. Ces matins-là, nous nous levons très tôt comme d'habitude pour se dépêcher d'aller à l'école ou au travail selon notre âge. Rares sont les personnes qui souhaitent un joyeux anniversaire à quelqu'un parce que c'est gaspiller sa salive et ces deux mots ne changeront jamais nos vies.
Pourtant, le seizième anniversaire de notre existence est un anniversaire important. Le seul qui le sera dans toute notre vie, d'ailleurs. Là encore, j'aurais pu m'en réjouir mais non. Le seizième anniversaire de notre vie signifie notre passage à la cérémonie. Elle déterminera si je vais rester auprès de ma famille, à Ora Ouest ou si je vais partir à Ora Est, l'autre partie de notre Cité. Personnellement, je ne sais pas ce qui serait le mieux. La vie à Ora Ouest n'est pas de tout repos et j'avoue que partir est vraiment tentant. Mais la vie à Ora Est serait-elle meilleure ? Nul ne le sait. Parce qu'une fois parti, il n'y a pas de retour possible. Et abandonner ma famille est une idée impensable.

- Emma ! Emma ! M'appelle-t-on joyeusement depuis le couloir.

Ma petite sœur Ella rentre en trombe dans ma chambre étroite et saute sur le lit pour me rejoindre non sans faire crisser le sommier dans un grincement qui s'étire dans le silence. Je referme le livre que j'étais en train de lire et le lance précipitamment sous mon lit. Si je le cache, c'est parce que nous ne sommes pas censés posséder de livres. Nous avons le droit de lire, bien sûr, mais le peu de livres que nous avons doivent rester dans notre petite bibliothèque. Or, celui que je viens de maltraiter, je l'ai volé.
Ella se colle à moi et enfouit sa petite tête dans le creux de mon cou. Ce n'est pas un hasard si elle se nomme Ella et moi Emma. Nos prénoms commencent tous les deux par E et se terminent tous les deux par A. Ils possèdent chacun une double consonne. De plus, L précède M. Je souris tristement en repensant à ma mère qui, sur le point de mourir, a souhaité qu'Ella s'appelle ainsi. C'était une dernière pointe d'ironie de sa part avant de mourir. Cause de son décès : elle n'a pas supporté ce second accouchement. Dans cette partie de la Cité, nous n'avons droit qu'à un minimum de connaissances médicales. Nos médecins font ce qu'ils peuvent mais ce ne sont plus les médecins d'autrefois qui possédaient toutes les technologies et tous les moyens de sauver leurs patients.
Ella me voit sourire et elle sourit franchement à son tour. Elle m'embrasse sur la joue et demande :

- Tu as hâte d'être à la cérémonie ?

Je secoue la tête.

- Je ne sais pas.
- En tout cas, j'espère que t'iras dans l'Est. Ça doit être bien de porter de belles robes roses !

Je lui ébouriffe les cheveux. Elle n'a pas conscience que si je pars dans l'Est, je ne pourrai jamais revenir la voir. Cette seule pensée me brise le cœur.

- On verra bien, lui dis-je.

Ma cérémonie est dans trois jours. Elle a lieu une fois par mois et réunit tous les enfants qui ont eu seize ans depuis la cérémonie précédente. Nous ne savons pas vraiment comment ça va se passer parce que son déroulement est tenu secret par les anciens participants pour une raison qui nous échappe à tous. Nous savons juste qu'à partir de là, finie l'école, c'est le moment d'aller travailler. Soit on reste chez nous où nous sommes assignés soit dans les champs pour s'occuper des récoltes soit dans les usines qui fabriquent tout ce dont on a besoin mais qui est souvent destiné à l'usage des nobles. Ces lieux sont situés au nord ouest de la cité, sur une terre fertile et plate. L'autre possibilité est de partir au service des nobles, ceux qui nous dirigent, à l'est de la Cité. Et personne ici ne connaît les fonctions exigées là-bas. Il faudrait qu'un témoin puisse nous informer mais nous n'avons jamais eu de nouvelles de ceux qui partent. Et c'est ça que je redoute. Parce que chacun ici pense que la vie est meilleure pour nous là-bas alors qu'au fond, nous n'en savons rien. Peut-être même que c'est pire.
Ella passe sa main devant mon visage, soudain inquiète. Elle n'a que six ans mais la vie ne l'a pas épargnée. Elle n'a jamais connu Maman alors que c'était une personne formidable.

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