•Chapitre 19•

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Les yeux noisettes d'Alexandre scrutent un instant mon visage, son regard surpris s'attardant sur mes blessures en voie de guérison et ses sourcils si froncés qu'il se rejoignent presque sur le haut de son nez. Puis, tout d'un coup, son visage se fait de marbre, ses lèvres se referment en un mince pli droit qui forment des rides contrariées au coin de sa bouche et ses prunelles n'expriment plus rien d'autre que le néant. Il me faut quelques secondes pour me réintégrer dans la réalité et me rendre compte que je suis toujours étalée sur lui et que des regards indignés sont encore dardés sur nous. Aussitôt, le rouge me monte violemment aux joues et la honte me cloue sur place tandis qu'Alexandre s'écarte et se relève, aidé par sa mère dont les mains tendues vers lui ne servent finalement pas à grand-chose. Les signaux d'alarme dans mon cerveau se font de plus en plus distincts et se manifestent par une coulée de sueur dans mon dos et une accélération de ma respiration en parfaite harmonie avec les battements effrénés de mon cœur. Après quelques secondes de silence et d'immobilité générale qui pourraient me faire croire à l'arrêt du temps, une bénédiction qui ne surviendra jamais, je reprends enfin mes esprits et tente de me lever à mon tour, les deux mains en appuie sur le sol. Au moment où j'envoie une poussée dans mes bras pour me surélever, une pointe de pied à la force déconcertante empêche ma manœuvre en me poussant férocement et je retombe lourdement en arrière. Relevant le menton, je croise le regard foudroyant de Mme Feray qui me fait l'effet d'une gifle. Comment pourrait-elle me pardonner ce nouvel affront, elle qui n'a aucune compassion ? Après la honte qu'elle a subit au bal par ma faute, je ne peux pas m'empêcher de faire une autre sottise et de la ridiculiser devant une femme de l'une des plus grandes familles de la société. Jamais elle ne pourra laisser passer cette nouvelle erreur.
Soutenant effrontément son regard, je vois du coin de l'œil son pied chaussé d'un talon aiguille bien aiguisé s'élever au-dessus de moi. Dans quelques instants, il s'abattra sur mon ventre et avec la chance incommensurable que je possède, il transpercera ma peau et mes organes et je serai bonne à jeter aux ordures. Malgré moi, la peur vicieuse désormais trop familière déferle en moi et la panique me tord cet estomac qui finira peut-être en pâtée pour chien dans la prochaine seconde. Je m'oblige à garder les yeux ouverts et rivés vers ceux abyssaux de ma supérieure, allumés d'une certaine folie meurtrière qui me fait frissonner. Alors qu'elle prend son élan pour me porter le coup fatal, je consacre ma dernière pensée à ma famille, ignorante de mon sort et je fais le vœu qu'elle continue de se porter bien... Comme je suis des yeux le talon, je ne remarque pas le bras qui se tend vers celui de ma supérieure, une voix seulement me sort de ma torpeur. Une voix sèche et enrouée :

- Laisse donc, Annalisa. Cette sauvage ne mérite pas qu'on lui accorde ne serait-ce qu'un huitième de notre attention. Allons donc discuter de cette fameuse nouvelle dont tu voulais me faire part.

Je manque de laisser échapper un cri de surprise à mi-chemin entre le râle et le gargouillis déplorable alors que le pied qui me menaçait de haut se repose gentiment à terre sans avoir tapissé le sol de marbre étincelant de mon sang. Mme Beaumont, sa main délicate posée sur le bras frêle de ma supérieure, est à-demie tournée vers les escaliers, me jetant à peine un regard exprimant un dégoût non dissimulé par-dessus son épaule. Ma supérieure me fusille une dernière fois du regard et, les dents serrées, articule lentement :

- File, ingrate, et que je ne recroise pas ton petit minois.

Écarquillant les yeux de surprise, je la regarde s'engager sur les marches en compagnie de la mère d'Alexandre et des deux domestiques. Tremblante des pieds à la tête, je me dépêche de me remettre debout et de courir vers la porte de service la plus proche, sans regarder une seule fois derrière moi. Avant de disparaître dans la pénombre des escaliers, j'ai le temps d'entendre ce bout de conversation :

- Ton fils a le droit de faire ce qui lui plaît, Mary-Louise, disait ma supérieure, tentant de se remettre de cette nouvelle humiliation. Mes domestiques sont toutes disposées à ses petits plaisirs personnels pendant que nous bavardons. Les chambres sont au deuxième étage.
- Je te remercie, Annalisa. Alexandre, va donc choisir une domestique qui te plaît, je n'en ai pas pour longtemps.

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