•Chapitre 20•

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Ce n'est pas grave, ont-ils assuré dans un haussement d'épaules contrit. Ça arrive, parfois. Mais bien sûr, le suicide de cette jeune fille n'a pas d'importance, ce n'est qu'une vie parmi tant d'autres, une domestique !
Révoltée par les idées noires qui m'empoisonnent l'esprit, je passe un coup de râteau rageur sur le sol froid et dur. Les dents de mon outil se fichent profondément dans la terre et j'ai beau tirer sur le manche, elles refusent de s'y déloger. Mes mains moites tremblent et rendent mes gestes mal assurés. J'abandonne la lutte pour tenter de me reprendre en rivant mon regard vers l'arbre au loin, délesté du poids qu'il portait.
Lorsque mon cri est parvenu aux autres et qu'ils ont accouru pour venir voir, ils n'ont pas eu la même réaction que moi. Deux majordomes ont baissé quelques instants le menton d'un air solennel avant de détacher délicatement la défunte pour la poser sur le sol. La domestique qui les a suivis a sangloté en silence, les yeux écarquillés d'une tristesse accablée, comme si ce n'était pas sa première perte à déplorer. Je suis restée plantée là, agenouillée devant l'arbre et sans voix alors qu'ils se plongeaient tous les trois dans une brève cérémonie à la mémoire de notre congénère, tout en fermant à jamais son œil unique. L'un des garçons l'a prise dans ses bras et a disparu au milieu des rafales de vent. C'est là que les deux autres ont semblé s'apercevoir de ma présence pour me balancer ces mots d'un air monotone, lâchés comme si le suicide d'une domestique était aussi naturel que les fleurs qui éclosent le printemps venu. Une jeune domestique de seize petites et malheureuses années qui se sont évaporées en même temps que sa vie.
La montée de colère qui m'envahit me permet de retirer mon râteau de la terre cette fois et, serrant les dents, je continue ma tâche en maîtrisant finalement mes mains parcourues des picotements désagréables de la rage qui m'anime toute entière. Bien que bouleversée par ma découverte, mes yeux restent secs. Je m'en voudrais presque si je n'avais pas autant envie d'enfoncer les dents de mon outil dans l'estomac de mes supérieurs et de voir le sang s'en déverser à l'unisson des intestins broyés qui formeraient un tas informe et visqueux sur le sol.
Je cligne des yeux, prenant douloureusement conscience des pensées horribles qui traversent mon esprit avec autant de nonchalance que les pensées quotidiennes telles que celle d'aller se brosser les dents. Avec un sentiment étrange, je remets enfin tous mes outils à leur place pour regagner l'intérieur avec une sorte de torpeur lourde qui m'empêche de remarquer la silhouette sombre et dangereuse qui semble me tendre une embuscade dans l'entrée. Ce sont des doigts froids et secs qui me tirent de ma léthargie et qui s'enroulent plus fort que nécessaire sur mon poignet. Surprise, le cœur au bord de l'arrêt, je croise le regard glacial de Mme Feray qui semble me lancer des éclairs déchirants qui me transpercent la poitrine et qui me rappellent avec horreur l'affront qu'elle devait me faire payer. Sa toilette rayonnante me saute aux yeux avec sa robe jaune poussin comparable à un soleil d'été qui est un amas de voilettes brodées superposées les unes sur les autres pour former une jupe bouffante et ses cheveux remontés en chignon élégant qui laissent échapper des boucles peu naturelles. Mon regard ne peut s'empêcher de s'accrocher aux mèches foncées qui strient sa chevelure et qui s'exhibent bien devant mes yeux comme pour me narguer. Quelques secondes d'un silence de plomb s'écoulent avant que ma conscience ne se rappelle qu'il y a plus important que le passé où ces cheveux m'appartenaient et qu'il y a un présent dans lequel mon poignet est broyé par la poigne de ma supérieure qui ne va pas tarder à m'expédier en enfer. Son visage semble sculpté dans la colère et la haine qu'elle me voue et l'espace d'un instant, je me demande comment des doigts aussi frêles et graciles peuvent à ce point me meurtrir la chair. Lorsque sa bouche délicate s'ouvre, mon cœur ne peut s'empêcher de suivre un rythme endiablé en attendant la sentence. Son regard ne dévie pas une seconde et me sonde entièrement.

- Si tu savais, petite idiote, grince-t-elle dans un murmure plus menaçant que n'importe quel cri, comme j'ai envie de te voir tournoyer dans l'air au bout d'une corde, sans âme dans tes yeux à l'instar de la petite maligne que tu as découverte...

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