Chapitre 1er

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Automne 1498. Nous nous éloignions lentement de la masure familiale, côte à côte, en prenant garde de ne pas nous toucher. Pierre accordait son pas au mien, attentif à mon rythme, cherchant en même temps comment aborder le sujet qui lui tenait à cœur. Je resserrai les larges pans de mon châle en coton, frissonnante. Le vent frais de ce début de matinée chassait rapidement des nuages toujours plus denses, sans oublier de faire voleter les larges bords de mon bonnet qui dépassaient et encadraient mon visage. Nouée sur la nuque, ma coiffe rudimentaire en toile blanche enveloppait la totalité de mes cheveux.

― Tu sais Mariette, je ne t'avais jamais vraiment regardée avant hier, se lança-t-il. J'veux dire, pas très bien, de loin, c'est tout. C'est quand t'es venue apporter son déjeuner à ton père que j't'ai remarquée. Tu es belle, Mariette.

Le compliment me fit rosir, ce qui sembla le détendre. Ses épaules se relâchèrent, un sourire flotta sur ses lèvres. Nous étions au lendemain de la fête des moissons, année de mes dix-huit ans. Cette fête célébrait la fin des récoltes dans notre village de Trémeneur, en centre Bretagne. Tous les villageois en âge de lever le pied et de sautiller s'étaient donné rendez-vous sur l'aire de danse, au centre de la place centrale du village. Le couple de sonneurs qui animait la soirée avait gaîment enchaîné les morceaux entraînants, relayé de temps à autre par les villageois eux-mêmes. Nous entonnions ainsi des chants à danser accompagnés de notre seule voix, puisant dans nos réserves d'énergie pour chanter et danser en même temps.

La nuit tombant, des torches avaient été allumées et accrochées aux murs de la place en terre battue. Cela ne nous avait pas ralenti, au contraire. L'obscurité favorisait les rapprochements. Les filles osaient lever davantage la jambe, dévoilant plus que la cheville, tandis que les garçons hilares jouaient à qui sautillerait le plus haut. Peu à peu, les plus âgés s'inclinaient et laissaient le champ libre à la jeunesse.

Chacun tâchait de ne pas prêter attention aux gardes envoyés par notre seigneur, le chevalier de Bardogne, et postés à chaque entrée du village. Nous étions là pour nous amuser, l'angoisse et la peur dans laquelle nous vivions constamment ne devait pas entacher les festivités. Les gardes veillaient. Ces braves défenseurs, souvent issus de nos campagnes, étaient prêts à défendre de leur vie notre paisible fête, l'une des rares que nous tenions à organiser malgré tout.

Cependant, il était impossible d'oublier complètement la menace qui planait sur nos contrées, les raids impitoyables des gardes noirs qui détruisaient tout sur leur passage. Envoyés par le seigneur voisin, le comte de Vaucaussin, ils débarquaient à n'importe quelle heure de la journée pour semer la terreur sur leur passage. Ceux qui tentaient de s'y opposer étaient tués sans hésitation, leurs champs brûlés, leurs femmes violées. Il en allait ainsi d'aussi loin que je me souvienne, et déjà bien avant ma naissance. Chaque année, une part non négligeable de nos récoltes, déjà peu abondantes, était détruite par leur impitoyable sauvagerie. La fête des moissons célébrait surtout la fin d'une période particulièrement angoissante, et le sauvetage de ce qu'il nous restait.

Cette année, Pierre et moi avions dansé toute la soirée, que ce soit à deux dans les danses par couple, ou bien côte à côte dans les danses en cercle ou en chaîne. Il ne m'avait pour ainsi dire pas quittée du regard, me prenant dans ses bras ou se collant contre moi dès que les pas et les mouvements de la danse lui en donnaient l'occasion. Et moi je souriais, ravie autant qu'on puisse l'être d'attirer ainsi tous les regards jaloux des demoiselles qui convoitaient mon cavalier. C'est qu'il était grand et beau, mon Pierrot ! Et fils du riche fermier qui avait employé mon père pour les moissons, ce qui ne gâchait rien.

Il y avait plusieurs années que je l'avais remarqué, lors des différentes fêtes ou événements du village, mais notre différence de rang social ne m'avait guère incitée à l'approcher. Ce soir-là, après m'avoir dévisagée pendant quelques instants, il était venu de lui-même me proposer d'être sa cavalière pour la première danse. Il ne m'avait plus lâchée depuis.

La Louve écarlate, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant