Le lendemain matin, je partis à l'aube pour le manoir de Bardogne, avec l'aval de mes parents. Je n'emportais rien hormis un bout de pain pour le déjeuner, car si j'étais engagée le gîte et le couvert me seraient fournis. Le manoir se trouvait à plusieurs lieues de Trémeneur, en bordure du village de Kerssiac. Il me faudrait une petite heure de marche pour le rejoindre. J'avançai d'un pas vif, les sens en alerte, craignant à chaque instant qu'une troupe de cavaliers ne surgisse, les épées au clair, fous de rage, pour venger leurs camarades assassinés. Nul doute que ce massacre ne resterait pas sans punition, le vieux avait raison.
Le ciel chargé de gros nuages lourds ne faisait rien pour me remonter le moral. Je n'étais pas peureuse, non – dans les querelles, je criais toujours haut et fort, sans me laisser impressionner –, mais il s'agissait là de brutes épaisses armées et habituées à tuer. Je reconnaissais avoir une fierté assez chatouilleuse, ce qui m'avait souvent valu l'image d'une fille trop orgueilleuse. C'était faux, je refusais seulement que l'on me manquât de respect, c'est tout. Toutefois, je savais aussi mettre cette fierté dans ma poche quand la situation l'exigeait. Par exemple, quand je devais trotter avec précipitation sur le chemin, de peur qu'une bande de fous furieux à cheval ne fasse irruption.
J'étais déjà venue quelque fois à Kerssiac, ce qui me permit de trouver ma route sans hésitation. Je traversai le village pour arriver de l'autre côté, où se trouvait le manoir. En arrivant en vue de la demeure de notre seigneur, le chevalier Henri de Bardogne, je pris quelques minutes pour me reposer de ma longue marche – ou course. Il m'était déjà arrivé d'apercevoir le chevalier, quand la fantaisie lui prenait de passer par Trémeneur, ou bien d'assister à une fête paysanne. C'était un homme grand et mince, peu musclé à première vue mais à la silhouette élancée. Avec ses traits avenants, ses cheveux et sa barbe poivre et sel, il avait encore belle allure pour son âge. Il devait avoir dépassé la quarantaine, un âge fort avancé pour moi, du haut de mes dix-huit ans. Comme nous nous mariions habituellement autour de cet âge, si tout se passait bien un homme de quarante ans était déjà grand-père.
Une petite excitation m'envahit en songeant que j'allais pénétrer dans sa demeure, et sans doute le côtoyer de près ! Je traversai la cour où régnait une grande agitation, en vue probablement de l'accueil des invités. Nul rempart ou grille ne l'entourait. Un s'agissait simplement d'un espace libre en terre battue qui séparait le manoir des premières habitations du village. Le manoir en lui-même était composé d'un bâtiment principal rectangulaire où se trouvaient les cuisines et la salle de réception au rez-de-chaussée, ainsi que les chambres des invités à l'étage. Une grosse tour ronde lui était accolée sur la gauche, où devaient se trouver les appartements du seigneur. Une demeure modeste en somme.
Je passai la grande porte dont les deux battants étaient largement ouverts pour permettre au flux de domestiques de passer plus librement, et pénétrai dans la salle de réception qui tenait lieu également de salle à manger. Même sans être superstitieuse, un frisson me parcourut. C'était sous ce toit que la femme du chevalier avait été assassinée dix ans plus tôt, alors qu'elle était enceinte. On avait accusé le comte de Vaucaussin d'avoir soudoyé une servante pour l'étouffer dans son sommeil... Au petit matin la servante avait disparue, avant que l'on retrouve son cadavre en pleine forêt. Une histoire plutôt angoissante, d'autant que l'on prétendait que le fantôme de la dame hantait toujours les lieux.
Pourtant cela ne semblait pas déranger les quelques serviteurs qui vivaient ici, ainsi que les femmes occupées présentement à balayer le dallage en carreaux de terre cuite.
― Bonjour, les saluai-je, j'ai entendu dire que vous aviez besoin de bras en plus ?
Elles levèrent la tête vers moi, me dévisagèrent.
― On vient toutes d'arriver pour la même raison, me répondit l'une d'elles. Je sais pas s'ils ont encore besoin de monde. Demande à M'dame Madeleine, la gouvernante de messire.
― D'accord, où se trouve-t-elle ?
― Elle est partie aux cuisines.
Je me dirigeai vers la porte désignée, à laquelle on accédait en descendant deux petites marches. J'y étais presque quand une grande femme, aux épaules aussi larges que son ample poitrine, en sortit en trombe.
― Bon, et ici, on en est où ? lança-t-elle à la cantonade, la figure rougie par l'agitation.
― Madame, êtes-vous madame la gouvernante ? demandai-je poliment.
― Qui êtes-vous ?
― Mariette Pouchard, Madame. Je voulais savoir si vous aviez besoin de quelqu'un en plus ?
― Déjà, tu m'appelles Madeleine, comme tout le monde. Et puis... oui, on a fait le plein de servantes et de cuisiniers, mais une chambrière en plus ne serait pas de refus. Bon. Va à l'étage, tu trouves Marie-Jeanne et tu lui dis que tu viens de ma part. Allez hop ! On ne traîne pas !
C'est ainsi que, cinq minutes plus tard, je me retrouvais munie par Marie-Jeanne d'un balai, d'un seau d'eau et d'un chiffon pour nettoyer les chambres. Je n'avais pas demandé combien c'était payé, mais si peu que ce soit, ce serait toujours cela de gagné pour ma famille.
Au bout d'une heure d'effort, moi et mes compagnes vînmes enfin à bout de ce grand lessivage. La matinée touchait à sa fin. À l'étage inférieur, j'entendis les serviteurs installer les tréteaux sur lesquelles on placerait les planches de bois qui serviraient de table. Cela fit protester mon ventre. Je me demandai à quelle heure on se soucierait de nourrir les domestiques... Dans le pire des cas, j'avais toujours mon morceau de pain.
Soudain, un bruit de cavalcade nous parvint de la cour. Abandonnant torchons et serpillères, nous nous précipitâmes aux fenêtres. Un groupe d'une quinzaine de cavaliers venait d'arriver au manoir, armés, l'air menaçant. Sans doute la riposte tant redoutée... Les gardes de Bardogne sortirent aussitôt de leur caserne située sur le côté de la cour, à côté des écuries, pour se porter à leur rencontre. Rapidement, je décidai de descendre près de l'entrée pour mieux suivre les événements.
― Bardogne !! cria le chef des cavaliers.
En sortant sur le pas de la porte, je vis qu'il s'agissait d'un seigneur d'une trentaine d'années, aux traits arrogants, les cheveux noirs, et dont le regard brillait d'une lueur mauvaise. Celui-là ne nous voulait pas du bien. Je fis comme les autres domestiques présents au-dehors : je me collai contre le mur, me faisant la plus discrète possible.
― Vaucaussin ! Que viens-tu faire là ?! Va-t'en, ta place n'est pas ici !
Je vis le chevalier de Bardogne sortir d'une porte au bas de la tour ronde et s'avancer à pas vifs vers son ennemi. Je le suivis des yeux tandis qu'il se portait résolument au-devant des cavaliers, sans peur ni hésitation. Un élan de fierté, d'orgueil, me transporta à cette vue. Il était bel homme malgré son âge, et grand, et fier ! Il dardait sur l'intrus un regard furieux, prêt à en découdre. Une charge de haine, de colère semblait peser sur la cour, l'enveloppant de son ombre, menaçant d'exploser à tout moment.
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La Louve écarlate, Tome 1
RomanceRoman historico-érotique. Dans la Bretagne du XVème siècle, Mariette est une jeune paysanne, fière, courageuse, indépendante, qui va devenir la maîtresse de son seigneur. Mais de ce fait elle se retrouve soudain mêlée aux complots et vengeances qui...