Chapitre 9

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À présent, je me trouvais désœuvrée. Les servantes étaient occupées à servir les plats à table, mais la chambrière que j'étais se devait d'attendre le bon plaisir de son maître, quand celui-ci déciderait d'aller se coucher. Je me préparai donc à passer le temps en écoutant au moins la conversation des convives, à défaut d'y participer. Je me plaçai derrière le montant de la porte ouverte des cuisines, de façon à entendre ce qui se disait. Ce fut vers la fin du repas, alors que l'on amenait les desserts, que mon attention fut soudain réveillée :

― Au fait, en arrivant nous avons croisé le fou sur notre route, remarqua la mère du chevalier.

― Le fou ?

― Tu sais bien, le frère de Vaucaussin.

― Oh, encore celui-là...

J'avais déjà aperçu cet individu à quelques reprises. C'était un jeune homme guère plus âgé que moi, dont le passe-temps favori consistait à provoquer nos gardes. Accompagné de quatre ou cinq amis, il s'aventurait dans nos villages et nos champs, déjeunait dans l'herbe ou reluquait les paysannes avec ostentation, en attendant l'arrivée des gardes de Bardogne. Quand le galop de leurs chevaux se faisait entendre, alors seulement ils remontaient tous en selle et détalaient au triple galop. « Le fou » éclatait d'un grand rire sonore qui narguait leurs poursuivants, incapables de rattraper leurs chevaux taillés pour la course.

À la différence des gardes noirs de Vaucaussin, le fou ne nous faisait jamais de mal. Il semblait se satisfaire de provoquer la colère des gardes, jouant avec eux au chat et à la souris. Je me souvins de la seule fois où je l'avais vu de près. Sur la place même de Trémeneur, il était descendu de cheval pour tracer ses initiales sur un mur avec un bout de charbon. A V, pour Aubin de Vaucaussin. Puis il avait éclaté de rire et était reparti comme il était venu. Nos gardes, arrivés quelques minutes plus tard, en avaient été rouges de colère. La poursuite n'avait rien donné, comme d'habitude.

― Quand vas-tu te décider à lui donner une bonne leçon ? demanda sèchement la Vieille Mère. C'est inadmissible qu'il puisse se promener à sa guise sur nos terres !

― Leurs chevaux sont meilleurs, je n'y peux rien.

― La belle excuse ! Si tu engageais davantage de gardes, nous n'aurions pas ce problème !

― Mère, vous n'allez pas recommencer ! répliqua vertement mon seigneur. Vous savez bien que l'état de nos finances ne le permet pas !

― Si seulement il n'y avait que ce fou, passe encore. Au moins celui-là ne nous cause pas de dégât. Mais les gardes de Vaucaussin, c'est autre chose ! D'ailleurs, j'ai appris que le comte en personne était venu jusqu'ici ?

― Ce matin, oui.

― C'est bien la première fois qu'il s'aventure jusqu'au manoir ! Quelle audace !

― Il venait réclamer les corps de ses gardes, tués par un groupe de paysans.

― J'espère bien qu'aucun n'en a réchappé ! Cela fait des années qu'ils endommagent nos terres en toute impunité !

Le chevalier garda le silence, sans doute gêné que cette conversation ait lieu devant leurs invités. Des invités qui se gardaient bien d'intervenir, gardant un silence prudent.

― On m'a dit que ce scélérat t'avait blessé ?

― Ce n'est rien, une estafilade sans gravité.

― Et tu l'as laissé repartir ! explosa la dame. Il vient jusque chez nous, nous provoque, fait couler ton sang, et tu le laisses s'enfuir sans même lui donner la chasse ! Mais quelle sorte d'homme es-tu ? Quelle sorte d'enfant ai-je élevé ?

La Louve écarlate, Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant