Chapitre 4, Partie 1:

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Le mouvement, pourtant doux, du wagonnet arrêtant sa progression sortit Europe de sa rêverie éveillée. C'était à peine s'il se souvenait être parti de chez lui tant il avait été absorbé par le souvenir du récit de Luna et le voyage jusqu'à la maison de retraite était flou dans son esprit, comme s'il avait dormi durant tout ce temps. Mais il n'y prêta guère d'attention, ce genre d'escapades était pour lui une habitude. Un jour, à l'école, il avait été si absorbé par l'une d'elles qu'il en oublia totalement de taper ce que disait le professeur.
A peine fut-il descendu du quai que son esprit était déjà reparti, voletant cette fois vers son devoir et imaginant déjà ce que son grand-père allait bien pouvoir lui raconter sur sa famille, et Europe laissa son corps prendre le contrôle. Ses jambes connaissaient le chemin et elles avaient l'habitude de bouger sans l'accord de son esprit.
Complètement isolé du monde, le garçon dut cligner deux fois des yeux avant de se rendre compte que Luna se tenait devant lui, l'air d'attendre une réponse à une question que ses oreilles ne semblaient pas avoir entendue. Un rapide coup d'œil sur les alentours lui apprit qu'il était déjà arrivé dans la cour de la résidence. Etrange, il aurait juré n'être pas encore sorti de la gare.
« Encore dans les nuages, mon chou ? Tu devrais faire attention, ma mère avait un ami comme ça, toujours enfermé dans son petit monde. Un jour, il s'est pris un poteau et une bosse lui a poussé entre les deux yeux. D'après elle, il ne lui manquait pas grand-chose pour qu'il se transforme en licorne. Elle m'en reparlait à chaque fois que j'avais un peu les yeux dans le vague. »
La centenaire lui adressa un sourire malicieux.
« Tu viens voir ton grand-père ?
— Oui, j'ai besoin d'aide pour un devoir.
— Le même que la dernière fois ?
— C'est ça, mais là il faut vraiment que je le fasse, sinon je ne pourrai pas le rendre à temps.
— Dommage, j'avais encore tellement de choses à te raconter, répondit-elle tandis qu'une fausse moue boudeuse se formait sur ses lèvres, creusant des ridules aux coins de sa bouche. »
Europe lui adressa un petit air désolé et tourna les talons avant que Luna ne se décide à employer la force. Elle avait beau être petite et frêle, lorsqu'elle passait son bras sous celui de sa victime, cette dernière pouvait être sûre d'être prisonnière jusqu'à ce qu'elle se décide à la libérer.
« Et si je te dis que j'étais la première ?
— La première quoi ?
— Viens faire un tour avec moi et je te le dirai, mon lapin. »
Ses yeux pétillaient de malice, comme ceux d'un enfant et Europe éclata de rire.
« Tu ne m'auras pas comme ça ! En plus, il va se mettre à pleuvoir.
— La première née dans l'espace. Alors ?
— Alors c'est juste une phrase, pas une histoire. Et puis celle de ta naissance, je la connais, tu me l'as racontée la dernière fois.
— Alors ça ne t'impressionne pas ?
— Si ! Mais là, j'ai du travail. »
Son air sérieux, tranchant avec son visage juvénile, fit pouffer la vieille dame qui rendit les armes. Elle n'aimait pas la solitude mais pourrait très certainement survivre à une promenade en compagnie d'elle-même. Et puis, le petit avait des devoirs, que pouvait-elle répondre à cela ?
Il lui adressa un petit signe de la main avant de filer comme un lièvre vers le perron, montant une volée de marche d'une traite, sa besace en cuir marron battant contre ses jambes puis se retourna pour faire un dernier signe à Luna qui se tenait debout, appuyée contre le dossier d'un banc en bois, les yeux fermés et chancelante.
Un serpent de peur remonta le long de la colonne vertébrale d'Europe, provoquant une chair de poule, faisant se dresser ses cheveux sur sa nuque avant de venir s'enrouler autour de sa gorge, comprimant sa trachée, l'empêchant de respirer et de penser correctement.
Luna n'était jamais prise de fatigue ni de vertige. En une décennie, il ne l'avait jamais connue que vive et enjouée. Fièrement campée sur ses deux jambes sèches comme les pattes d'un héron, elle avait toujours avancé avec cette démarche oscillant entre le sautillement et le pas de danse comme une preuve que seul son corps avait vieilli, que son esprit était resté, quelque part, celui de la fillette qu'elle avait un jour été.
D'un même mouvement, Europe laissa tomber son sac et le serpent de peur à ses pieds pour se précipiter vers la vieille dame. Dans son empressement, il sauta les deux dernières marches et manqua de tomber sur le sol, ce qui n'aurait avancé personne, mais son élan le sauva et en quelques secondes il fut devant elle.
Les yeux toujours clos, elle s'appliquait à respirer profondément, comme lors d'une relaxation.
« Tu veux que j'aille chercher un médecin ? Tu vas t'évanouir ? Tu es malade ? Il y a un problème ? Je peux faire quelque chose ? Tu veux t'assoir ? »
Les questions coulaient des lèvres d'Europe comme l'eau d'une cascade, noyant presque Luna qui finit par soulever ses paupières, consciente que cela aurait pour effet de rassurer un peu le garçon.
« Tout va bien, mon chéri. Je suis juste un peu fatiguée, je crois que je n'ai pas assez mangé au petit-déjeuner, je dois manquer de sucre ou quelque chose comme ça. Ne me regarde pas avec ces yeux-là ! Ça m'arrivait tout le temps quand j'étais gamine, même que ma mère me répétait en permanence de ne pas sauter le petit-déjeuner. Dès que je ne mangeais pas assez, pouf ! j'avais une petite baisse de régime. »
Elle se redressa, faisant craquer ses vertèbres, et tapota la joue d'Europe qui ne put s'empêcher de demander, l'air suspicieux :
« Alors pourquoi tu n'as pas mangé ce matin si tu savais que tu as ce genre de souci ?
— Parce que je n'avais pas le temps, voilà pourquoi ! J'ai oublié de me réveiller et lorsque je suis descendue dans le réfectoire, le petit-déjeuner était terminé et tu sais que j'ai horreur de manger seule, il n'y a rien de plus triste. Alors je suis retournée dans ma chambre et j'ai commandé une viennoiserie avant de filer rapidement à mon cours de piano. Tu savais qu'ils donnaient des cours ? C'est nouveau et j'ai toujours voulu savoir jouer d'un instrument.
— Tu es sûre que tu ne veux pas voir un médecin ?
— Certaine. Il me faut juste un peu de sucre, tu n'as pas un bonbon sur toi ? Ou un gâteau ? -Europe farfouilla dans la poche de son pantalon et en sortit un caramel un peu trop mou qu'il lui tendit- Merci, mon caneton. Tu sais, je crois que la promenade n'est pas une très bonne idée, finalement. Je vais plutôt venir avec toi voir Seljord, écouter ses histoires ne devrait pas me fatiguer plus que ça. »
Elle glissa le caramel dans sa bouche et son bras sous celui d'Europe qui n'eut d'autre choix que de se laisser guider vers la porte. En montant les marches, il récupéra son sac et tenta de faire de même avec son bras mais la vieille dame y était trop solidement accrochée. Un instant, il se demanda si c'était pour l'empêcher de s'enfuir — ce qui était idiot, ils se rendaient au même endroit — ou parce qu'elle avait besoin d'un appui.
Des odeurs de cire et de fleurs les accueillirent alors qu'ils entraient dans la résidence et, alors qu'Europe s'apprêtait à se diriger vers les portes en bois cachant l'ascenseur, Luna le tira vers les escaliers en grommelant qu'ils n'avaient qu'un seul étage à monter et que tant qu'elle posséderait ses deux jambes, elle se rendrait dans les étages en marchant.
Comme pour appuyer ses dires, elle lâcha le bras du garçon et commença son ascension à un rythme qu'il peina à suivre. Mais au bout d'une poignée de marches, la cadence commença à baisser et le dos de la vieille femme se voûta, un peu comme ces jouets qui, une fois remontés, filaient à toute allure mais finissaient très rapidement à ralentir pour finir par s'immobiliser complètement. Mais contrairement à eux, Luna était têtue et refusait de s'avouer vaincue alors, au lieu de ne plus bouger ou de demander de l'aide, elle agrippa la rampe et continua de mettre un pied devant l'autre en gardant la tête haute sous le regard mi-amusé mi-inquiet d'Europe.
« Tu vois, mon lapin ? Je t'avais bien dit que ce n'était rien. Je suis en pleine forme, lâcha Luna d'une voix essoufflée en frappant à la porte de Seljord ».
Sans attendre la réponse, elle entra, suivie d'Europe.

Hey!

A partir de ce chapitre je ne vous posterais qu'une moitié de chapitre par semaine au lieu de vous en mettre un en entier. Pourquoi? Tout simplement parce que je veux éviter de n'avoir plus de chapitre d'avance.  :)


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