Une rencontre accidentelle:

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Ferme les yeux et, derrière tes paupières closes, dessine-toi une pièce, petite, rendue exigüe par les cinq lits superposés en métal occupant presque tout l'espace. Imagine-toi allongé sur un matelas trop dur, recouvert d'une mince et rugueuse couverture irritant ta peau. Mais tu ne l'enlèverais pour rien au monde car elle est ton seul rempart, la seule chose qui te sépare des autres. Ce grossier tricot est le gardien de ton intimité.

Tu n'as pas besoin de voir pour savoir qu'il y a trop de monde autour de toi, tes autres sens font le travail à la place de tes yeux. L'entends-tu ? Ce ronflement rauque auquel se mêle le murmure d'une discussion dans une langue inconnue parfois couvert par une toux grasse ou par les grincements des sommiers. L'entends-tu ? C'est le son des vies partageant désormais la tienne. Vous êtes si proches, si invasifs les uns envers les autres que tu ne serais pas surpris d'entendre les battements de leur cœur et la course du sang dans leurs veines.

La sens-tu ? Cette douce fragrance florale s'élevant d'un foulard féminin et se mélangeant à l'odeur chimique et agressive d'un bleu de travail couvert de peinture qui elle-même ne fait plus qu'un avec des dizaines d'autres senteurs. Les sens-tu ? Ce sont celles des vies sommeillant près de toi. Inspire à pleins poumons, tu pourrais presque lire le passé dans cette unique bouffée d'air et aussi le futur. Un futur sombre mais rempli de l'espoir lointain d'une vie nouvelle.
Ici, dans ce dortoir, tu es le plus jeune et même si, du haut de tes quatorze ans, tu te sens adulte, tu n'es pas naïf et sais très bien qu'aux yeux des autres tu n'es qu'un gamin, un orphelin parmi d'autres. D'ailleurs l'homme dormant en-dessous de toi ne peut s'empêcher de te le faire remarquer à la moindre occasion.

Rappelle-toi ses traits, cette figure sèche camouflée par une épaisse barbe couleur carotte sans doute jamais taillée et ses yeux semblant vouloir s'échapper de leur orbite. Fais surgir du fond de ta mémoire cette voix râpeuse débitant en permanence des discours dans une langue que tu comprends à peine.

Mais écoute-le. Fais passer ta solitude et ta tristesse en te laissant bercer par ses histoires de complots, de machination, de gouvernement ne voulant que sa perte. Lis entre les lignes et comprends que, derrière ce discours décousu, se cache de la souffrance. Celle d'avoir perdu ses proches, celle d'avoir été arraché à sa vie. Elle est présente chez toi aussi.

Sans le vouloir vraiment, revois leurs traits, ceux de ton père et de ta mère, perdus dans un océan de personnes les poussant, les séparant de toi. Ressens de nouveau ce vide dans ta poitrine, celui que tu as ressenti lorsque tu es monté dans cette navette et que tu t'es rendu compte que tu étais seul au milieu de centaines de personnes. Tu avais alors tendu le cou, comme tu avais vu ton frère le faire, mais comme lui les personnes que tu attendais ne sont jamais venues.

Le temps passe au ralenti ici, parfois tu ressasses ton court passé durant ce qu'il te semble être un instant mais soudainement on t'apporte un plateau repas. C'est le milieu de la journée et pourtant tu es presque sûr d'avoir déjeuné il y a quelques minutes à peine, pourtant ton ventre gargouille, preuve que tu as bien faim.

Mais tu sais, grâce aux stries que tu dessines dans le métal chaque matin, que cela fait exactement deux mois que tu voyages sans interruption parmi les étoiles. D'ailleurs il est temps d'en tracer un nouveau, un jour a encore passé sans même que tu ne t'en rendes compte. Prends le petit couteau offert par ton père, c'est le dernier cadeau qu'il t'a fait. Observe son manche en bois clair, sa lame en acier et cette petite pièce empêchant la lame de se refermer sur tes doigts. Le petit-déjeuner va bientôt arriver alors passe vite la lame sur la barrière en métal de ton lit et dessine, dans un va-et-vient, une longue ligne irrégulière. Le bruit du métal frottant le métal t'irrite les oreilles et tu te retiens de te les boucher, de toute façon c'est déjà terminé. Il y a maintenant soixante-deux traits. Observe-les. Grave-les dans ta mémoire. Combien y en aura-t-il à la fin du voyage ?

Nouvelle Terre:Où les histoires vivent. Découvrez maintenant