Chapitre 2, Partie 1:

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Europe ouvrit les yeux d'un coup avant de les plisser, quelque peu aveuglé par les rayons de lumière dansant dans la pièce. Il n'avait pas pris le temps de reprendre conscience du monde autour comme il aimait le faire lorsqu'une histoire se terminait. D'ordinaire ,il laissait les mots s'effacer lentement de son esprit jusqu'à n'être plus qu'un écho. Il prenait le temps de laisser se dissoudre les images nées derrière ses paupières closes jusqu'à ce que son esprit ne soit plus envahi que d'une obscurité rassurante et qu'il revienne lentement à lui.

Mais quelquefois, il ne pouvait pas se permettre de se laisser ce temps car l'histoire qu'il venait d'entendre lui avait apporté plus de questions que de réponses. Dans ces moments-là, il ouvrait alors les paupières très vite et braquait son regard sur Chris car c'était lui, toujours ou presque, qui se régalait des fins ouvertes et des interrogations.

Avidement le jeune garçon ne quittait pas le vieil obèse des yeux, suivant chacun de ses mouvements en son souffle, comme un prédateur à l'affût. Comme un fauve, il se ramassa sur lui-même, ramenant ses genoux contre son torse et rentrant les épaules, prêt à bondir sur sa proie pour lui arracher la vérité.

Car l'histoire ne pouvait se terminer ainsi, c'était beaucoup trop décevant. Il fallait une explication grandiloquente, un plan, exposé point par point, et réfléchi longtemps à l'avance.

Pourquoi réfléchi longtemps à l'avance ? Parce que le jeune garçon fluet qu'avait un jour été ce vieillard en fauteuil roulant avait été au courant de l'attentat ! Peut-être même avait-il été complice de cet acte ! Et si... Et si les parents, les parents absents... Et s'ils étaient les instigateurs de cette tragédie ? Et si toute la fin de l'histoire n'était en fait qu'une invention ? Et si Chris avait échappé à la mort d'une autre façon, par un moyen si spectaculaire qu'il le gardait pour lui de peur qu'on ne le prenne pour un menteur ou un vantard ? Et si...

Dans l'esprit d'Europe,c'était le branle-bas de combat, toutes les parties de son cerveau étaient mobilisées pour remanier l'histoire. Immenses complots et tragédie familiale,voilà comment le garçon voyait maintenant les choses et son imagination, loin de s'arrêter, continuait de galoper, rajoutant des scènes, en modifiant d'autres,extrapolant jusqu'à l'impossible.

A force d'être nourri d'histoires, Europe était devenu habile dans l'art d'en inventer. Dans une autre vie, sur une autre Terre, on lui aurait certainement dit qu'il se «faisait des films », mais l'expression s'était perdue dans les brumes du temps alors la plupart du temps on se contentait de le regarder en levant les yeux au ciel — enfin, au plafond — en secouant la tête.

Assis dans son fauteuil roulant comme sur un trône, Chris buvait du petit lait, dans tous les sens du terme puisqu'il tenait, entre les limaces boudinées qui lui tenaient lieu de doigts, une fine tasse de porcelaine contenant un liquide blanc parfumé à lavanille. Plus personne ne buvait du lait qui avait le goût de lait désormais quoique, depuis quelques temps, un nouveau parfum, dit «authentique », était sorti. Mais le vieil homme trouvait que cela sentait trop la vache même si Seljord lui avait affirmé que, pour le coup, la publicité et le nom n'étaient pas mensongers. Ce goût, fort et bovin, était celui du lait, de celui qu'on pouvait jadis trouver dans les fermes terriennes et produisant une fine peau lorsqu'il chauffait.

Sortant de ses réflexions laitières, il porta la tasse à ses lèvres tout en continuant à observer le garçon qui, les yeux vides mais l'air exalté, semblait complètement perdu dans son monde, ce qui fit se gargariser le vieil homme. Il avait toujours su impacter son public et lui donner envie de poursuivre par lui-même le récit.

D'un geste calculé il ouvrit la bouche, pas beaucoup, séparant juste assez ses lèvres pour qu'on puisse croire qu'il allait parler. Cela fonctionna à merveille car Europe sortit enfin de sa transe et, comme hypnotisé, fixa son regard sur la bouche du centenaire.Il frétillait d'impatience, cela se voyait comme une tache de vin rouge sur une chemise blanche. Même Seljord et Luna, jusque là bien indifférents, ne purent s'empêcher d'être attentifs car, mine de rien, pour eux cela faisait plus, bien plus, d'un demi-siècle qu'ils attendaient des réponses.

Nouvelle Terre:Où les histoires vivent. Découvrez maintenant