Anachronisme révélateur :

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Je n'ai jamais eu de père.

Oh, à cette époque c'était courant, de n'avoir qu'un seul parent.

Le voyage à travers les étoiles avait séparé bien des couples et des familles.

Je ne me souviens pas de cette période, je n'étais qu'un bébé, mais l'on m'a raconté que la promiscuité ne pouvait donner que deux résultats. Soit les relations volaient en éclat, soit elles devenaient fusionnelles.

Mais parfois c'était la mort qui venait s'occuper de la séparation. Maladie, folie, désespoir et accidents, parmi les exilés ayant terminé le voyage beaucoup ne supportèrent pas la vie à Nouvelle Ère.

Et puis il y avait ceux qui étaient montés dans les fusées seuls, leur conjoint ne voulant ou ne pouvant pas être avec eux.

Alors voilà, j'ai grandi sans père, comme beaucoup d'autres enfants de ma génération.
Mais j'avais de la chance car moi il me restait au moins une mère.

Et à elle seule elle assuma tous les rôles possibles.

Le soir, les cheveux détachés et les épaules couvertes d'un plaid, elle devenait conteuse, le matin, les yeux encore emplis de sommeil et une chanson sur le bout des lèvres, elle devenait la meilleure des cuisinières, en journée, vêtue d'une salopette trouée et tachée, elle devenait une architecte, une maçonne, une ingénieur.

On avait besoin de monde à l'époque pour faire tout et n'importe quoi.

Nouvelle Ère n'était rien.

Lorsque nous sommes arrivés, c'était tout au plus un immense hall perdu au milieu de l'espace. Certains ont dû vivre durant des mois dans les vaisseaux par manque de place, d'autres défendaient jalousement leur petit espace comme s'il s'agissait d'un palace.

Il a fallu tout construire, tout imaginer.

Ma mère était jeune, elle n'avait même pas terminé l'école, et ne disposait d'aucune compétence particulière mais elle compensait cela par une motivation sans faille. Je me souviens d'elle, courant d'un endroit à un autre, portant des messages, des seaux de terre et de sable. Je me rappelle son visage couvert de sueur à la fin de la journée et son air ravi lorsqu'un des projets sur lequel elle avait travaillé était enfin terminé.

Pour moi, alors enfant, ce monde en construction était un immense terrain de jeu. Je courais sur les toitures des maisons en construction, je jouais aux billes sur le sol creusé par les allées et venues des machines, je surveillais tous les matins la croissance des forêts que nous venions de planter, encourageant les plants les plus faibles et flattant les troncs minces comme mes doigts les plus rapides.

Et lorsque je rentrais le soir, je faisais un rapport détaillé de la situation à ma mère, je lui apportais toutes les nouvelles du voisinage, tous les projets qui venaient de naître et elle m'écoutait, le regard fatigué mais paisible. Mon compte-rendu terminé, je la pressais de questions, je voulais tout savoir de sa journée et parfois je m'aventurais un peu plus loin, dans son passé.

C'est de cela dont je veux te parler.

Car parfois j'abordais un sujet qui faisait se flétrir son sourire et qui jetait une ombre sur son visage. Ses épaules se voûtaient vers l'avant, sa tête basculait vers sa poitrine, elle ressemblait alors à une fleur sur le point de se fermer pour la nuit.

Nouvelle Terre:Où les histoires vivent. Découvrez maintenant