Chapitre 1o : Davy Jones

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Média : via pinterest → Victor (Wynston Shannon)
Musique de fond : S.O.S. d'un terrien en détresse, Balavoine (Version de Grégory Lemarchal)
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Je regardai le paysage défiler à travers la vitre du bus. Un peu comme on voit les dernières images de sa vie. Par fragments, éclats de souvenirs qui remontent brusquement à la surface, et qui nécessitent une bonne oxygénation si l'on ne veut pas s'y noyer. La tristesse qui m'envahissait était tellement intense que mes yeux s'embuèrent brusquement.

Une question que je me posais depuis longtemps refit surface alors qu'une goutte salée vint se poser à la commissure de mes lèvres : à quoi bon pleurer ? Je crus trouver la réponse à ce moment-là. Peut-être nous reste-t-il l'illusion qu'un peu de notre souffrance s'évapore avec nos larmes.

Je tentai de m'immerger dans ma musique pour tenter d'oublier au moins pour quelques instants toute la douleur qui faisait désormais part intégrante de ma personne. Mais cela se retourna contre moi. Je ne pus m'empêcher de penser encore plus à lui, à nous, à tout ce qu'on avait fait. À tout ce qu'on avait été. À tout ce qu'on aurait pu être. La vitre contre laquelle ma joue était appuyée retint une autre larme que je laissai malgré moi échapper. Le froid du verre n'était rien à côté de la langueur glaciale qui paralysait de plus en plus mes membres.

L'amour que je ressentais n'avait plus rien à voir avec ce que j'avais toujours considéré comme tel. La douleur s'y était tellement mêlée qu'il ne me restait rien à apprécier dans le sentiment. Plus que jamais, je haïssais le fait que depuis tous petits on nous apprenait à croire à une happy end. J'aurais préféré qu'on me mette en garde plutôt que de surprotéger mon innocence.

J'en avais plus qu'assez de souffrir, de perdre le sommeil à cause de cette passion dévorante qui grignotait chaque jour un peu plus de mes forces. J'en avais plus qu'assez de me réveiller plus fatiguée qu'avant d'aller au lit et d'éclater en sanglots dès que je me retrouvais seule.
J'en avais plus qu'assez, au point d'avoir envie d'imiter ce cher Davy Jones et de m'arracher le cœur pour ne plus rien ressentir.

J'en avais assez du fait de ne pas parvenir à me détacher de lui — j'avais l'impression que jamais, jamais je ne parviendrais à lui faire perdre cette importance qu'il avait à mes yeux. Pourquoi était-il de ce genre de personnes qu'on a beau tenter d'effacer mais qui malgré tout restent imprimés comme des empreintes indélébiles en nous, qui s'aggrippent à notre dernière parcelle de raison, et qui semblent s'acharner encore plus à nous détruire ?

Parfois - souvent, même -, j'avais l'envie douce-amère d'oublier jusqu'à nos bons moments pour que sa personne me redevienne insignifiante. Il avait fallu que ce crétin palpitant s'entiche de la personne qui, clairement, ne s'intéresserait jamais à moi.

Il fallait que je tombe amoureuse du seul homosexuel de ma classe. Victor.

J'étais tombée amoureuse de sa personnalité. Pour la première fois, j'étais tombée en amour avec quelqu'un uniquement pour sa personne. Parce qu'on a beau dire, le physique joue un rôle. Il était beau, c'est vrai. Mais pas de cette beauté superficielle avec laquelle les médias nous assomment.

Et ce qui me manquait chez lui, c'était pas le contact de sa peau ou la vue de ses tâches de rousseur. C'était sa manière de parler, l'adoration qu'il y avait dans sa voix lorsqu'il parlait des poèmes d'Hugo ou de Musset, la beauté des phrases qu'il formulait, son humour à vous faire tomber par terre, le regard perdu qu'il arborait parfois en cours, l'attention qu'il portait au bien-être des gens, la gentillesse qui transpirait de tous ses pores, son goût exquis en terme de musique, de cinéma, et de littérature ; la galanterie dont il faisait preuve, et la timidité maladive qui le prenait quand il devait parler devant une classe entière.

J'avais l'impression que tous les amours que j'avais ressentis auparavant n'étaient que des illusions. Que j'avais pensé aimer d'autres garçons, mais qu'il n'en était rien. L'intensité de ce que je ressentais pour lui dépassait la limite du raisonnable.

Je me demandais pourquoi Cupidon choisissait si mal, et pourquoi au fil des siècles il ne s'était pas rendu compte qu'il aurait dû prendre des cours de tir à l'arc. Je ne sais pas, il aurait pu me faire aimer Noah quand il m'aimait, ça aurait quand même tout simplifié, non ?

***

Mon regard se perdit dans la contemplation de la liqueur ambrée qui remplissait mon verre. Elle avait la même couleur que ses cheveux.

Bordel. Pourquoi tout ne me rappelait plus que lui ?! Le coeur en miettes, je détournai les yeux, puis prise d'un soudain accès de colère, j'envoyai valser mon verre par terre. Les éclats de celui-ci éclatèrent au sol, et l'un d'entre eux m'entailla la jambe. Je ne sentis pas la douleur, je ne pris même pas la peine de regarder la plaie, ni les éclaboussures de la boisson sur ma robe.

Les larmes coulèrent d'elles-mêmes sur mon visage, je cherchai pas - je ne cherchais plus - à les essuyer. Même l'alcool ne parvenait plus à atténuer ma peine. Il ne servait à rien de sauver les apparences. Je m'en fichais en réalité. Tout ce que je savais, c'est qu'il n'était pas pour moi, et aucune douleur physique n'aurait pu me faire plus de mal. Je voulais juste qu'il disparaisse de mon esprit.

Mon esprit embrumé apperçut soudainement une forme vaguement humaine accourir vers lui. Alors que celle-ci se rapprochait, je crus reconnaître le visage de Noah, ce qui fut confirmé par la voix issue de ce même corps m'interpelant :
« Alice ? Qu'est-ce que t'as fait, bordel ? Où est Sam ? »

Il s'interrompit et ses paroles continuèrent de résonner en moi. Il cria en direction de la porte du salon :
« Paul, aide-moi s'il te plaît, je vais essayer de monter Alice en haut pour nettoyer ses plaies. »

Je tentai de prendre la parole, et ma voix se brisa :
« Lai-aisse, Noah... C'pas grave, t'sais... »

Il se contenta de me prendre dans ses bras et demanda à Paul de porter ma veste en haut et d'apporter de quoi me soigner. Le visage de Noah commençait à devenir flou et je fermai les yeux, bercée par le mouvement de son corps qui montait les escaliers.
Malgré sa délicatesse, un terrible mal de crâne commençait à enserrer ma tête comme dans un étau et ma respiration se saccada.

Mon cœur meurtri finit par s'apaiser quand Noah déposa délicatement mon corps sur un lit et qu'il embrassa ma joue, me faisant réaliser la fragrance enivrante qu'était la sienne.

ALICE ET CE SALOPARD DE CUPIDONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant