1) Un amer quotidien

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Je me réveille, déboussolée. La pièce m'est inconnue, pourtant je comprends très vite. Cette nuit, je l'ai passé chez un client. Comme à peu près chaque soir. Mon corps passe de lit en lit, d'homme à homme. La prostitution. Cette activité ne quitte pas et fait partie de ma vie. C'est grâce à elle que je ne suis pas morte.

L'homme devant moi coupe court à mes pensées en me lançant une liasse de billets au visage.

— Passe pas demain, ma femme sera revenue de son déplacement.

Je ne réponds pas, comme à peu près chaque fois.

— Barre-toi maintenant, me pousse-t-il vers la porte d'entrée.
— ...
— Fais la sourde c'est ça ! Ta bouche tu peux l'ouvrir en plus de sucer.

Je m'excuse maladroitement et descends les escaliers en trombe.

D'après mes calculs, cette nuit m'a nettement moins bien rapportée que d'habitude. Je dois absolument me rattraper et vite. Il me faut de l'argent, beaucoup, encore plus.

Une fois arrivée à mon domicile, j'engloutis mon déjeuner et m'empresse de prendre une douche. En me frictionnant, j'essaie d'effacer ce sentiment de dégoût et de honte qui me rongeait.  Cette sensation d'être salie. Elle est constante, indélébile, comme un tatouage gravé à l'encre noire.

Au début, cette activité était plus qu'un supplice. La prostitution était ma pire ennemie. Qu'on me rabaisse au statut d'animal m'était insupportable. Ça l'est toujours d'ailleurs, mais j'y ai pris l'habitude. Maintenant c'est mon quotidien. J'ai beau m'empêcher de continuer, je n'ai pas le choix. Cet argent m'est indispensable si je veux survivre. Si je ne veux pas que nous sombrions à jamais avec mon père, lui noyé dans ses dettes, sa consommation d'alcool et son addiction au jeu.

Après avoir fini ma toilette, je décide d'appeler Laura ma meilleure amie. Elle connaît chaque parcelle de ma vie y compris mes plus grands secrets. Laura a toujours été là pour moi et m'a soutenue dans les moments les plus délicats. Elle est à la fois la sœur que je n'ai jamais eu, mon amie, ma confidente. Je l'aime tellement.

A peine ai-je composé son numéro, qu'elle décroche.

— Eli, ça fait plaisir d'avoir de tes nouvelles, comment vas-tu ? me demande ma meilleure amie au bout du fil.

Je repense à ce qu'il s'était produit ce matin.

— Elisa ?

La voix de Laura me ramène à la réalité. Machinalement, je lui réponds que tout va bien.

— Élisa, je reconnais cette voix.

Je déglutis.

— Je suis fatiguée mais la paie du club m'incite à rester.
— Tu as encore travaillé ce soir comme barmaid ?
— J'y suis obligée... comment voudrais-tu que je fasse sinon ?
— Et du côté de ton père ?
— Il enchaîne les bouteilles et rentre plus tard.

Cette phrase était devenue un automate. Je ne cessais de la répéter depuis que mon père avait mal tourné. À chaque appel passé, Laura me demandait comment j'allais, puis elle me questionnait sur l'état de mon père, et chaque fois je lui disais la même chose, que rien ne changeait. Je ne croyais plus en l'espoir, notre funeste avenir était tracé. Il ne nous restait qu'à continuer cette vie et attendre que la mort nous emporte avec elle.

— Eli, cette fois viens dormir à la maison. Tu n'es pas en sécurité avec lui, tu le sais. Et puis tes absences au lycée les lundis matin commencent à s'accumuler... Avant tu peinais à ne pas t'endormir dans la salle de classe suite à tes soirées de travail, mais là tu ne viens plus du tout.

Pourquoi a t-il fallu que tu partes ? Tome 1 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant