1. Crépuscule

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LUNA

Je laissai dériver mon regard sur le paysage à couper le souffle. A l'est, le globe de feu montait dans le ciel, laissant des traînées rougeoyantes dans son sillage.

Du haut du chêne imposant sur lequel j'étais perchée, je dominais l'étendue verte et sauvage de la Forêt.

Un soupir de lassitude m'échappa. Chaque muscle de mon corps était endolori et criait grâce, vaincu par l'humidité et la fraîcheur de la difficile nuit de garde que je venais de passer.

Je posai ma main sur le pommeau de mon épée, usée par mes entraînements fréquents, et je frottai doucement mon pouce dessus. Ce geste me calme et me permet d'évacuer le trop plein de tension et de fatigue.

Je fermai les yeux et me laissai peu à peu envahir par la symphonie de la Forêt.

L'écorce de l'arbre contre lequel j'étais appuyée commençait à me meurtrir le dos. Je poussai un sifflement strident pour avertir les autres que mon guet était terminé et je descendis avec souplesse du chêne. Un soupir de soulagement m'échappa lorsque mes os malmenés se remirent en place.

J'aperçus une flaque à mes pieds et je me penchai. La vie en plein air m'avait donné un teint hâlé et je possédais une crinière bouclée indomptable d'un châtain clair.
Mais ce sont mes yeux que l'on remarquait en premier: ils avaient une étrange couleur cuivrée, un peu comme de l'ambre, presque du métal en fusion. Satisfaite de cet examen matinal, je brouillai mon reflet en marchant dans la flaque et observai mes traits se déformer dans l'eau.

-Il est temps de rentrer.

Je murmurai cette phrase à moi-même en posant le doigt sur le pendentif d'argent que je porte en sautoir. Une lune pleine. Je me concentrai, et bientôt un éclair de lumière me força à détourner le regard.

Un instant plus tard, un tigre adulte se tenait devant moi. Chacun de ses mouvements respiraient la puissance et la grâce. Je devinai sans peine les muscles rouler sous la fourrure rayée.

Sa robe d'un orange tirant sur le rouge était délicatement striée de rayures noires. Son ventre semblait blanc, non, crème, à l'instar de sa gorge et de son museau. Je plantai finalement mes yeux dans les siens. L'air était chargé de tension, de lutte, chacun était trop fier pour baisser le regard avant l'autre. Nous nous fixions en chiens de faïence, moi fronçant les sourcils, le tigre retroussant ses babines avec un grognement sourd.

Cet échange visuel me troublait toujours plus que je ne voudrais l'admettre, mais pas à cause de l'incontestable sauvagerie qui se lisait dans les yeux de l'animal, ni à cause de son imprévisibilité. Non, ces prunelles que je fixais sont les mêmes que j'observais il y a un instant dans la flaque. Les iris d'ambre du tigre étaient les miennes.

Au bout d'un moment, nous finissons tous deux par baisser le regard. Avec un léger sourire, je montai sur le dos puissant de mon totem et enfouis mon visage dans l'épaisse fourrure du tigre.

Soudain, il bondit. Je sentais les muscles puissants se tendre sous moi et les branchages fouetter mes bras nus.  Je percevais chaque coussinet qui se posait avec légèreté sur le sol, chaque griffe qui le raclait, chaque poil malmené par le vent. Une indescriptible force sauvage m'envahit. Je suis le tigre. Puis, tout aussi soudainement, l'animal se figea, interrompant le flot de sensations.

Je me redressai et embrassai du regard le spectacle qui s'offrait à mes yeux. Un arbre immense siègeait, imposant, au centre d'une clairière. Une vitalité et une humanité impressionnante se dégageaient de ce roi de la Forêt, qui semblait me considérer avec commisération. L'Arbre bruissait de vie: dans chacune de ses branches se déplaçaient des femmes de tout âge.

Chroniques du CrépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant