Chapitre 20 - Sed Liberanos a Malo

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Ce ne sont pas les lieux, c'est le cœur qu'on habite,Qui fait du Ciel un Enfer, de l'Enfer un Ciel.

John Milton    


Je me précipitai à l'intérieur du manoir, verrouillant la porte derrière moi, et, dans un élan de paranoïa sans doute, j'immobilisai la poignée en la bloquant d'un lourd siège Louis XVI que j'avais déménagé depuis la salle-à-manger. Ceci fait, je décidai d'appeler Imelda, si toutefois ma gouvernante répondait bien à ce nom. À cet instant précis, je n'étais plus sûre de rien. Peut-être cette vieille femme se faisait-elle passer auprès de moi pour une autre ? Dans ce cas, pour quelles raisons agissait-elle de la sorte ? Tant de questions qui demeuraient sans réponse et venaient sans aucun scrupule s'ajouter à ma déjà très longue liste d'interrogations.

Aucune réponse ne me parvint, et pour m'assurer que j'étais bien seule dans la maison, j'entrepris de faire le tour de chaque pièce. Je commençai par le rez-de-chaussée et continuai ainsi à travers les étages, prenant rapidement conscience, à mon grand soulagement, que je me trouvais bien seule. Ma vérification du deuxième étage terminée, j'hésitai un long moment avant d'emprunter l'escalier menant au grenier puis finis par m'y engager prudemment, m'enfonçant peu à peu dans la luminosité chétive qui émanait de cette grande pièce poussiéreuse. Bien évidemment, il n'y avait personne et, alors que je m'apprêtais à redescendre, je repensai à la pièce scellée que j'avais découverte lors de ma première exploration de la demeure. Je décidai d'aller y jeter un coup d'œil et mes nerfs ne furent pas déçus !

La pièce, plus exiguë, était traversée d'un faisceau lumineux vaporeux qui pénétrait à l'intérieur au travers de la petite lucarne. Face à moi, illuminée par ce pâle rayon de soleil trônait l'imposante maison de poupée. Elle exerçait sur moi une intense fascination, comme si en la regardant, je redevenais l'enfant que j'avais été. Je m'en approchai, le plancher craquant plusieurs fois sous le poids de mes pas. Inspirée par je ne sais qu'elle idée, j'ouvris brusquement les deux battants en bois qui condamnaient ce véritable palais miniaturisé. À l'intérieur, de nombreuses poupées gisaient encore dans leur robe défraîchie. Mais, parmi tout ce fouillis puéril, un objet en particulier captiva immédiatement mon regard. Ce n'était pas un jouet, mais bien une ardoise qui avait été soigneusement posée au dernier étage de la maison. Sur celle-ci, un message était calligraphié d'une écriture maladroite, presqu'enfantine. Souviens-toi, disaient ces mots.

Pétrifiée, je reposai doucement la tablette, avant de refermer les portes de cette troublante maisonnette. De nouvelles énigmes fusèrent alors dans mon esprit. Ce message m'était adressé, une partie de moi en était convaincue, cependant l'autre partie, profondément ancrée dans la rationalité ne comprenait pas le sens de ce commandement, ni même comment il avait pu se retrouver là.

Percevant l'incompréhension grignoter de plus en plus mon esprit, je décidai de ne pas m'éterniser en ce lieu entièrement dédié au passé et pris la direction des escaliers. Je me rendis rapidement compte qu'à nouveau, mes mains se trouvaient secouées de tremblements incontrôlables, tandis que ma poitrine souffrait sous cet étau douloureux qui semblait l'enserrer. Mon corps lui-même voulait me dire quelque chose, cependant, j'étais tout bonnement incapable de décoder ses signaux.

Au rez-de-chaussée, je fus surprise d'apercevoir une silhouette féminine qui m'attendait. C'était Imelda, évidemment, et je ne pus m'empêcher de me demander comment elle avait pu pénétrer dans la maison. Mais à l'heure où toute logique semblait avoir déserté ma vie, je ne cherchai même pas de réponse. Après tout, peut-être avais-je simplement sombré définitivement dans l'aliénation...

- Miss Sarah ! s'exclama la vieille gouvernante. Je m'inquiétais à votre sujet, je...

- Imelda, commençai-je d'une voix froide et sévère qui ne me correspondait pas. Nous avons à parler...

L'intéressée baissa les yeux, visiblement mal à l'aise. Et pour toute réponse, elle tourna les talons et disparut dans le grand salon. Je me lançai à sa poursuite :

- Imelda ! m'exclamai-je. Vous m'avez menti depuis mon arrivée ici, vous ne pensez tout de même pas que vous allez vous en sortit de la sorte !

Je la rejoignis dans le grand salon, la vieille femme se tenait debout face à la cheminée, ses traits si nobles étaient grignotés par la tristesse, ou bien était-ce de la peur ? Lorsque je m'approchai d'elle, je remarquai immédiatement ses yeux, embués de larmes. Je voulus prononcer quelque chose mais aucun mot ne sortit de ma bouche, je me trouvais comme emmurée dans un mutisme sur lequel je n'avais aucune prise.

- Comment pouvez-vous essayer de découvrir la vérité cachée derrière ces murs alors que vous ne savez même pas qui vous êtes ? cingla la voix tremblante d'Imelda Molesley. Je sais ce que vous croyez, Miss Sarah, vous croyez que vous êtes en train de sombrer dans la folie, après tout ce que vous avez vécu ici. Mais ce n'est rien, par rapport à ce que nous avons vécu ici pendant votre absence !

Un torrent de larmes sillonnait ses joues blafardes mais, si ses mots étaient durs, sa voix semblait les habiller d'une parure de douceur. Malgré tout, j'étais désemparée, je ne comprenais pas ce qui était en train de se passer. J'avais l'étrange impression de me tenir à un point de non retour, ce qui se dressait devant moi était sombre et incertain, je n'avais pourtant d'autre choix que de m'y lancer tête baissée.

- J'appréhendais le moment où vous alliez me revenir, Miss Sarah... J'ai eu tout le loisir, pendant toutes ces années de me demander à quoi vous ressembliez, quels étaient ceux et celles qui constituaient votre entourage, comment était l'endroit où vous habitiez et je dois avouer que je me suis toujours fait du souci pour vous. Mais c'est bien normal, après tout, je vous ai élevée comme ma propre fille.

- Mais... De quoi parlez-vous ? bégayai-je, parvenant enfin à bouger mes lèvres pâteuses.

- Je n'aurais jamais cru que vous seriez capable d'oublier... Personne n'a pu, vous n'auriez pas dû oublier et pourtant... Peut-être était-ce une chance, de recommencer un nouveau chapitre sur une page immaculée. Mais cette chance ne pouvait durer éternellement, car l'oubli n'est certainement un cadeau, et tôt ou tard, nos vieux démons reviennent nous hanter plus tenaces que jamais. Je peux en témoigner, je les affronte depuis trop longtemps...

Sans que je puisse l'expliquer, des larmes se mirent à couler tandis que je me sentais envahie d'une tristesse violente et infinie. À nouveau, j'éprouvai cette impression profonde et effrayante de ne plus être maîtresse de mon corps, ni même de mes émotions. C'était une bien douloureuse sensation, que de se sentir étrangère à son âme.

- Ne me regardez pas comme ça Sarah, sanglota Imelda en posant sa main glacée sur ma joue. Au fond de vous, vous connaissez la vérité.

Un atroce sifflement déchira soudain mon tympan et la pièce se mit à tourner de plus en plus rapidement autour de moi. Imelda continua sa longue tirade et sa voix se fit de plus en plus faible, jusqu'à se transformer en un lointain murmure.

- Bientôt, elle se souviendra, entendis-je avant d'être violemment happée par la noirceur de l'inconscience.

Cap SouvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant