Cap Souvenirs

Chapitre 11 - El Desdichado

Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu.

Ernst Hemingway    

Je suivis le docteur jusqu'à une petite table coincée contre une fenêtre, à l'arrière de la sombre taverne. Nous nous y installâmes et il vida d'un trait la bière qu'il avait abandonnée quelques minutes plus tôt.

- Vous pourriez me remercier... fit-il remarquer.

- J'aurais aussi très bien pu me débrouiller sans vous, ajoutai-je en regardant à travers la vitre crasseuse.

La nuit était à présent en train de tomber sur le petit village de Leeham pourtant, la plupart des hommes enchaînant les tournées au Red Lion ne semblaient pas être prêts à rentrer chez eux, bien au contraire.

- Je ne sais même pas qui vous êtes, fis-je remarquer.

- Je suis Jacob Barrow, se présenta-t-il en me tendant sa main que je serrai.

- Alors comme ça vous êtes docteur ?

- Oui, c'est bien moi le médecin de ce village de fous, commenta-t-il en vidant sa pinte.

- J'observai son visage pendant un instant. Malgré la pénombre je distinguai deux yeux bleus qui me dévisageaient sans vergogne. Je ne me vexai pas, mettant cette impertinence sur le compte de l'alcool qui l'imbibait. Ma curiosité arrivant au galop, je m'apprêtai à lui poser d'autres questions, mais je fus interrompue par une voix familière. Je reconnus immédiatement Thomas Rheon, ses cheveux mordorés impeccablement coiffés et son allure assurée ne pouvaient le trahir.

- Jacob, j'étais justement en train de chanter vos louanges ! s'exclama-t-il.

- Vous m'en direz tant... Et à qui donc ?

- À mon cousin, Albus Bodregun, je ne crois pas vous l'avoir déjà présenté.

- Je ne crois pas, non, répondit sèchement le médecin dont la voix commençait à trahir l'impressionnante quantité d'alcool qu'il devait avoir ingurgitée ce soir.

- En grand amateur de jeux, il ne voudrait pas manquer l'occasion de se mesurer à vous !

Un éclair traversa le regard de Jacob et un étrange rictus prit forme sur son visage. Il ne fallait pas être devin pour comprendre ce que revêtait cette proposition pour l'un, comme pour l'autre ; une occasion d'humilier son propre rival. Il se leva, bras ouverts, sa bouteille de whiskey toujours en main.

- Avec plaisir !

Il traversa la salle pour s'engouffrer dans une pièce à l'arrière du bar, Albus Bodregun sur ses talons, m'oubliant effrontément.

- Accompagnez-moi donc, Sarah, la partie risque d'être très intéressante, m'invita Thomas d'une voix étrangement douce.

J'acceptai moi aussi son offre et c'est ainsi que je me retrouvai assise dans cette petite salle destinée aux jeux. Jacob et Albus étaient installés à une petite table et une dizaine de personnes, moi y compris, prenaient place tout autour.

Je n'étais pas familière du jeu auquel ils s'adonnaient, mais il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que tous deux prenaient d'énormes risques au vu des sommes qu'ils mettaient en gage.

Au bout d'une heure et de quelques manches enchaînées, la tension s'élevait à son apothéose. Les deux hommes en étaient arrivés au point de non retour ; l'importante mise gisait au centre de la table, prête à être raflée par l'un, ruinant l'autre au passage. Posée devant le médecin, la bouteille de whiskey était à présent vide, et, pourtant loin d'être ivre, il semblait toujours parfaitement concentré. Une cigarette coincée entre ses dents, il fixait les cartes qu'il tenait entre ses doigts, une goutte de sueur perlant sur son front livide.