Cap Souvenirs

Chapitre 16 - Une braise sous la cendre

J'ai encore des lambeaux d'enfance...

Ce sont des petits coins de sauvagerie dans un jardin bien cultivé,

et je crois que j'y tiens.

Jacqueline Harpman

Le port avait retrouvé son calme, les acheteurs avaient désormais regagné leur foyer, leurs achats à la main et seuls quelques marins achevaient de ranger leurs cageots. Une profonde quiétude planait au-dessus de ces quais vides, un peu partout autour de moi s'élevaient d'agréables sons qui étaient alors inconnus à mes oreilles, provoqués par le claquement des drisses contre les mâts de tous ces navires. Ce son éveilla en moi un timide sentiment de joie qui semblait remonter des tréfonds de mon âme. Je n'eus pas le temps de l'analyser car mes yeux se posèrent sur un voilier de petite taille qui était amarré à l'autre bout du port. Ce voilier je le connaissais et je le reconnus immédiatement, sans même avoir lu le nom gravé sur la plaque ornant la proue : Resurgam. Ce bateau était celui de mon père, la réplique exacte, grandeur nature, de celui qui agrémentait son bureau, sauf que ce navire était supposé résider au fond de la mer. Sa vision me bouleversa et une nouvelle fois, je fis face à une incertitude extrême. M'avait-on menti toute ma vie ?

Je me hâtai et regagnai la passe d'un pas plus que déterminé. Je sentais le sang battre mes tempes, la colère montait en moi. Le mensonge, cette chose que j'exécrais au plus haut point me rattrapait à nouveau dans ma vie, me laissant démunie face à ce mur de secrets que je découvrais, se dressant devant moi, son ombre immense et obscure prête à m'avaler. Il ne m'inspirait rien de bon, toutefois, je devais m'y heurter pour espérer faire la lumière sur mes origines.

Je rejoignis l'île presqu'en courant poussée par une force incroyable qui avait pris possession de moi. Lorsque je me retrouvai face au manoir, il me sembla différent, menaçant même. J'ignorai ce sentiment et rentrai, aussitôt surprise par la douce musique qui flottait à l'intérieur de la maison. À peine ces quelques notes envoûtantes eussent-elles effleuré mes oreilles que mon corps entier se détendit, se libérant de toute la tension qui l'habitait quelques instants auparavant. La délicieuse Valse de la Belle au Bois Dormant qui résonnait dans la pièce voisine me transporta aussitôt, et il me sembla voir toute la pièce illuminée, comme si, en quelques secondes, elle avait retrouvé tout l'éclat de sa superbe, perdu au fil des années. Je fermai les yeux, laissant la musique me transpercer de part en part.

Lorsque je les rouvris, des images vaporeuses se matérialisèrent devant moi. Trois personnes tournoyaient dans ce décor rayonnant, une femme magnifique et deux petites filles. Sans que je puisse l'expliquer mes pieds, entraînés par la musique ou par cette force mystérieuse qui tentait de prendre possession de mon corps, entamèrent une lente valse, foulant ce magnifique marbre bleu qui avait vu tant de familles se succéder. Je continuai de danser, enivrée par cette mélodie qui était en train de raviver une partie de mon âme que je n'avais jamais connue, mon âme d'enfant sans doute. Un sourire débordant d'une extrême plénitude se forma alors sur mon visage alors que mon regard croisait celui de ces êtres, imaginaires sans doute, qui partageaient cet étrange moment avec moi.

Soudain, je sentis une main glacée se poser sur mon épaule, je me figeai sous l'emprise de cette paume qui remontait jusqu'à mon cou. Le bonheur extrême que je venais d'éprouver avait laissé place à un sentiment de vide total et une larme coula le long de ma joue pour venir se perdre dans mes cheveux. Autour de moi, la pièce était redevenue froide et austère, ne portant plus aucune trace du mirage qui venait de me fourvoyer un court instant. Il ne demeurerait plus que moi dans ce grand hall, moi et cette personne que je percevais dans mon dos. Je fis timidement volte-face pour me rendre compte que tout ce qui venait de s'opérer n'était que pure songerie. J'étais désespérément seule...