Chapitre 6

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- Celui qui rapporte le plus de choses a gagné ! le défia Nassim.

- Et le perdant aura un gage !

- Un, deux, trois c'est parti !

Et ils s'élancèrent dans la foule. Chacun de leur côté du bazar, ils se fondirent dans la masse.

Presque simultanément, ils s'emparèrent d'un châle et le nouèrent gauchement autour de leur tête. Au cas où les gardes nous reconnaîtraient si on en croise pensèrent-ils. Bien sûr, ils se faisaient régulièrement poursuivre par des gardes, mais jamais ils ne s'étaient faits incarcérés. Malgré les risques, ils continuaient, estimant que l'escroquerie restait la manière la plus facile de se procurer de la nourriture.

Les marchands savaient qu'on les volait. Ils grognaient, rattrapaient les chapardeurs et prévenaient les gardes si possible, mais en général, ils les laissaient courir. Après tout, ils savaient bien qu'ils avaient besoin de voler. Un acte immoral se transformait alors en habitude acceptée et intégrée dans la société des classes paysannes.

A cause des prix en hausse, on ne pouvait presque rien faire d'un salaire de paysans. Et Kagan et Nassim s'étaient toujours dits que le travail aux champs ou dans les élevages ou dans des boutiques véreuses, ce n'était pas pour eux. Ils préféraient de beaucoup le plein air, l'excitation au ventre et l'adrénaline quand ils frôlaient l'arrestation. Ça faisait partie du jeu.

Celui de la survie.

Subrepticement, Kagan soutira une bourse emplie de pièces de plomb – la monnaie du royaume – avec l'habileté du professionnel qu'il était. Enhardi par cette lourde prise, qu'il cacha dans sa ceinture corail – qu'il avait déchirée sur une tunique abîmée de sa mère –, il s'attaqua à un étalage chargé de pains alléchants. Il se mit à marcher avec les clients, devant la nourriture, faisant mine de s'intéresser de près à sa qualité, prenant une miche, la retournant, l'observant sous tous les angles, saisissant une autre de la main gauche, soupesant les deux produits, se baissant, plus bas, encore plus bas, et... s'enfuit – sans courir pour ne pas attirer l'attention évidemment – vers le centre de la nuée.

Il avait bien vérifié : le vendeur ne l'avait ni vu, ni reconnu. Il dissimula les morceaux dans un panier, volé avec le châle qu'il avait retiré, puis chercha Nassim du regard. Impossible de le repérer.

Mais cela ne l'inquiéta guère, cette situation s'étant présentée de nombreuses fois. Il continua donc sa besogne, assez agréable pour le moment. Un fruit par-ci, un légume par là. Personne ne le remarquait, il se faufilait avec grâce et fluidité.

Quand son sac lui parut bien garni, il s'extirpa de la foule, prit la ruelle à sa droite et se plaça dans le renfoncement du mur d'une maison. Il posa son sac par terre. Son ami s'étant occupé du côté gauche du bazar, il devrait parvenir à le voir lorsqu'il sortirait à son tour de la masse grouillante du peuple. Il devrait passer au bout de la ruelle, comme d'habitude. Patiemment, il attendit.

Le temps passait et toujours pas de Nassim à l'horizon. Au bout de vingt minutes, Kagan commença à se faire du souci. D'habitude, ils finissaient leur jeu avec seulement dix minutes d'intervalle, environ. Il sait ce qu'il fait, il ne devrait pas tarder se rassura-t-il.

Son horloge intérieure tournait toujours quand il aperçut une ombre, à l'extrémité de la ruelle. Elle surgissait d'une venelle attenante. Seul, vêtu d'une cape noire, le visage camouflé sous l'étoffe, un homme patibulaire avançait vers lui. Le bruit qui régnait auparavant s'estompa pour laisser place à l'angoisse palpable du silence.

Kagan déglutit. Les pas de l'inconnu résonnaient maintenant sur les parois, sur les murs, dans l'espace, dans sa tête, partout.

La peur le happait. Ils allaient forcément se croiser, il allait forcément passer devant lui, tout près. Arrête de te faire du mouron, ce n'est rien d'autre qu'un passant ordinaire, se dit-il, pas de raisons d'avoir les chocottes, n'est-pas ? Depuis le renfoncement de mur où il attendait, il se rendit compte que l'inconnu pouvait le voir. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il s'aplatit violemment contre le mur, embêté de s'être mis à découvert. L'autre ne l'avait probablement pas vu... A moins que si.

Un éclair traversa son esprit. La cape ! Pourvue de poches légèrement bombées au tissu soyeux. Précieux. L'homme – car c'était ce que la silhouette permettait de deviner – était riche. Une idée prit naissance dans son esprit. Il se rapprochait. Plus que quelques pas. Six. Quatre. Trois...

Promptement, Kagan approcha sa main.

Deux. Un.

Ses doigts s'accrochèrent à son butin.

Vite, vite.

Soudain, son bras fut enserré par une poigne de fer. La terreur succéda à la nervosité qui le faisait trembler. L'inconnu fit volte-face. Ses yeux se clouèrent à ceux de Kagan. Un regard dur et acéré. Gris. Il broya le jeune homme, son corps comme sa cervelle.

- Qu'essayais-tu de faire ? dit-il entre ses dents.

La voix grave le paralysa. Il fallait réfléchir, et vite. L'homme pourrait aisément le traîner devant les gardes vu sa force et le dénoncer. Et là, il serait identifié, emprisonné, décapité même. Que deviendraient Iman et Maliya sans lui ? Et Nassim ! Comment supporterait-il sa famille ? Nassim, que faisait-il d'ailleurs ?

- Je t'ai posé une question, vaut-rien, appuya l'autre en enfonçant ses ongles dans la peau nue du garçon.

Comme il ne répondait pas, il renforça sa prise.

- A ta place je me dépêcherais.

Mais Kagan se ressaisit. De sa main gauche, il tira sur le poignet de son adversaire – celui du bras dont il lui coupait la circulation sanguine – et projeta son poids en direction du ventre de l'inconnu. Si je l'empêche de parler, je serais tranquille, même si je devais le... tuer. Mais le crochet ne l'atteignit pas. L'homme sortit un couteau de son dos. Il fit un blocage vers l'extérieur, stoppant net le garçon dans son élan. Kagan sentit le métal froid contre sa gorge. Tétanisé, le jeune homme bredouilla.

- Je... je...

- Je suis pressé, insinua l'autre, vicieusement.

Kagan lança des coups d'œil furtifs autour de lui. En vain : il était seul.

- N'essaie même pas de crier à l'aide, sinon..., le menaça l'inconnu en augmentant la pression sur le cou de son assaillant.

- Je... je suis... dé... désolé. J'ai une fa... famille, et sans moi ils... Pitié, je ne dois pas mourir. Ne me dénoncez pas, je vous en supplie...

L'homme aux yeux gris se mit à rire, d'un rire blessant, un rictus au coin des lèvres. Il lâcha sa prise et baissa son arme.

- Si tu savais à quel point je m'en contre-fiche de toi. Pourquoi perdrais-je mon temps à dénoncer un vulgaire vermisseau, sans courage ni bravoure ? Sans honneur.

Avec mépris, il s'écarta d'un pas et défroissa sa cape, le plus tranquillement du monde. Puis il arracha sa bourse garnie de pièces de plomb de la main de Kagan.

- Oublie notre rencontre. Si tu parles de moi à quiconque, ajouta-t-il avec perfidie, je ne pourrais jurer de ce qui t'arrivera.

Il s'en allait lorsqu'il se retourna soudainement. Il plongea la main dans le panier, posé au sol près de Kagan, et en ressortit un morceau de pain.

- Cela tombe bien, j'avais une faim de loup, fit-il avec sarcasme, en plantant ses dents dans la croûte dorée.

Enfin, il repartit, le dos droit, la tête ombragée par sa capuche. Seul son sourire malveillant était visible. L'effrayant personnage disparut au coin de la rue.


The Captain's Secrets [En Réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant