Partie 5

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Terrence se laissa choir avec un soupir d'aise à la place dont il avait hérité. Elle n'était à l'évidence pas aussi confortable que la luxueuse cabine douze qu'il aurait dû occuper, avec sa moquette épaisse, son lit moelleux et bien-être suprême, son cabinet de toilette qui lui aurait été bien utile pour se rafraîchir après la nuit qu'il allait passer,  mais au moins il était dans le train pour La Porte et cet entêté de contrôleur ne pouvait plus rien contre lui. S'il était soulagé, il se sentait également au bord de l'épuisement, aussi bien physiquement qu'intellectuellement. La tension constante à laquelle il s'était soumis durant les quelques semaines qui venaient de s'écouler n'y était certes pas étrangère, mais c'était sans nul doute le tourbillon dans lequel il s'était laissé emporter ces dernières heures qui l'avait achevé. Il souleva un coin du rideau qui masquait la fenêtre pour contempler le paysage fantomatique qui défilait au dehors, faiblement éclairé par un petit croissant de lune. Et c'est là qu'il la vit, belle, lumineuse et spectaculaire... Spectaculaire ? Mais qui ? Eh bien, la comète, bien sûr ! Avec toute l'effervescence qui avait précédé la mise en route du spectacle, sans parler de son tête-à tête avec Balthazar, cette histoire de comète lui était totalement sortie de l'esprit. Pourtant les journaux en faisaient tout un foin : on ne reverrait pas sa pareille de sitôt, il ne fallait la manquer à aucun prix, bref, c'était la comète du siècle... Et il fallait avouer que dans ce ciel d'encre, il était difficile de ne pas se laisser captiver par la traînée argenté qu'elle dessinait dans sa course. Et le plus curieux, constata soudain notre voyageur éberlué, était qu'elle donnait l'impression d'avoir la même destination que lui... Il laissa échapper un petit rire incrédule : avec ces trois « rois mages » qui venaient de bouleverser sa vie à la veille de Noël, le tableau était au complet...

Terrence les yeux fixés sur le brillant sillage de la comète laissa vagabonder ses pensées, lesquelles, vous vous en doutez bien, ne s'attardaient jamais bien loin de sa délicieuse Candy. Que faisait-elle à cette heure-ci ? Elle était peut-être sur le point de se coucher ? Un petit sourire coquin étira ses lèvres, lorsqu'il l'imagina en train de se changer... Mais la sensation agréable qui accompagnait cette évocation  s'évapora brusquement pour se muer en une sourde inquiétude. Et si elle n'était pas seule ? Et s'il était en train de commettre l'erreur la plus effroyable de sa vie ? Non, songea-t-il en fronçant les sourcils, c'était tout bonnement impossible, pour la simple et unique raison que la plus effroyable erreur de sa vie, il l'avait déjà commise, plusieurs années auparavant. Et il ne pourrait jamais se le pardonner sauf si... Sauf si quoi, Terry ? Tu crois vraiment qu'elle va te tomber dans les bras ? Tu crois vraiment qu'elle n'a pas refait sa vie ? Tu crois vraiment tout ce que t'a raconté ce Balthazar sorti de nulle part ? Il semblerait bien que oui, puisque te voilà assis dans ce wagon, espérant... espérant quoi au fait ? T'a-t-elle ne serait-ce qu'une seule et unique fois déclaré qu'elle t'aimait ?  Non. La réponse était simple et claire et c'était non. Et cette certitude le minait.

Et, bien qu'il fût dans ce train qui le rapprochait à chaque instant de sa jolie Taches de Son et bien que le jeune Balthazar eût affirmé haut et fort qu'elle ne l'avait point oublié, le comédien ne pouvait empêcher son esprit tourmenté d'échafauder des scénarios tous plus démoralisants les uns que les autres, où son rôle se bornait à prendre acte de situations auxquelles ni lui, ni personne d'autre ne pouvait plus rien changer. Heureusement il finit par sombrer dans les bras de Morphée, vaincu par la fatigue. Mais son sommeil fut agité et peuplé de cauchemars où un Anthony revenu d'entre les morts, secouait en ricanant une réservation de train devant son nez, tout en tenant de façon fort possessive une Candy tous sourires qui s'abandonnait avec délectation entre ses bras, et ce cruel tableau avait balayé d'un coup tous ses espoirs de reconquérir son amour perdu.

À quelques wagons de là,  Élisa pestait en voyant que toutes ses manigances, euh pardon, que toutes ses géniales tentatives avaient échoué. Elle avait profité d'un arrêt pour télégraphier à son frère de venir la chercher le lendemain à la gare. Et depuis, elle se terrait dans sa cabine, furibonde. Elle se ferait servir ses repas ici-même. Pas question de prendre le risque de croiser Terry au détour d'un couloir ou dans le wagon restaurant. Elle aurait bien sûr adoré aller minauder auprès de lui, mais pour une fois elle avait suivi la voie de la sagesse qui lui conseillait d'éviter de se faire remarquer. Il valait mieux rester à l'écart pour l'instant. Et trouver un nouveau plan de bataille. Comment allait-elle empêcher ces deux-là de se retrouver ? Il fallait absolument trouver quelque chose ! Elle ferma les yeux, et tapa du pied, irritée au plus haut point de ne pas avoir davantage d'idées et le jeune employé qui se présenta juste à cet instant pour prendre sa commande pour le lendemain dut subir les foudres de la rouquine qui avait enfin trouvé quelqu'un sur qui passer ses nerfs. Aucun des plats proposés n'avait l'heur de lui plaire : ils étaient tous d'une affligeante banalité. D'ailleurs, rien, dans cette cabine, ne lui convenait. Le rideau ne descendait pas assez bas et fermait mal, les draps du lit faisaient des plis, la lampe éclairait trop, ou pas assez peut-être, je ne sais plus trop, le moquette était d'un jaune sale à faire vomir, il y avait une petite tache sur le lavabo, là, dans ce coin... Et la liste n'en finissait plus. Le pauvre homme qui n'y était pour rien et qui n'y pouvait pas grand-chose non plus, faisait le dos rond et laissait passer l'orage, avec des « Oui, Madame », des « Mais bien sûr, Madame » et force courbettes et sourires contraints, espérant apaiser, sans vraiment y réussir, la furie qui se démenait devant lui en secouant en tous sens ses anglaises rousses. Lorsqu'enfin il put quitter la cabine, il poussa un énorme soupir de soulagement avec  l'impression qu'il venait d'échapper à l'enfer...  À l'intérieur, Élisa continuait à marmonner des imprécations bien peu dignes de la femme du monde qu'elle prétendait être. Elle se mit à tourner en rond tel un lion en cage dans cette cabine beaucoup trop exiguë à son goût. Elle regrettait le compartiment douze, ô combien plus spacieux et luxueux ! Mais elle n'avait pas osé s'y installer, de peur que Terrence ne l'y découvrît. S'il commençait à lui poser des questions gênantes, elle n'était pas certaine de savoir comment y répondre. Après tout, rien ne lui permettait d'être sûre que le comédien, malgré le vol de son billet, n'ait pas retenu le numéro de sa cabine. D'un autre côté, pour d'obscures raisons qu'elle seule serait sans doute à même d'expliquer, la rouquine préférait ne pas la laisser vacante non plus et elle n'avait pas hésité à apostropher une voyageuse qui justement passait par là pour lui débiter avec un parfait aplomb un de ces mensonges éhontés dont elle était coutumière. Et elle avait réussi à persuader cette idiote crédule d'accepter le fameux billet et de ne surtout en parler à personne, question de vie ou de mort.

Les rois magesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant