Infranchissable

Chapitre 10

Julian prend naturellement ma main et nous nous approchons de l'immense feu central. Tout le monde est assis autours et attendent le conteur. D'après ce que m'a expliqué Julian, il s'agit d'un vieillard qui a lu des milliers de romans. 

Quelques hommes alimentent le feu en y jetant violemment des morceaux de bois. Julian s'assied en tailleur à un endroit libre et tapote le sol pour m'inviter à l'imiter. Je commence à avoir très chaud et je fais glisser mon gilet le long de mes épaules. 

-Il arrive, me murmure-t-il à l'oreille en me désignant un vieil homme qui peine à avancer à l'aide d'une canne.

Il s'assoit sur un tapis rouge avec des motifs que je n'arrive pas vraiment à identifier à cette distance. Il salue l'assemblée d'un geste noble et nous n'entendons plus que le crépitement du feu. 

-Je vous remercie d'être toujours aussi nombreux à écouter mes histoires. Qu'est-ce qui pourrait vous faire plaisir ce soir ?

Une petite fille se lève et va lui chuchoter quelque chose à l'oreille.

-Oh, tiens. On ne m'avait pas prévenu. Nous aurions une étrangère ici  et elle est autours du feu. Lève-toi mon enfant. Approche, n'ais pas peur !

Je m'exécute et me dirige maladroitement vers lui. Cet intérêt inattendu me gêne mais le sourire de Julian m'encourage à avancer. Il me fait asseoir à ses côtés et me parle calmement mais suffisamment fort pour que ses paroles soient audibles de tous.

-Comment t'appelles-tu.

-Moea.

-Et que fais-tu ici Moea ?

-Je me suis aventurée avec une amie et elle est tombée dans un filet. Je n'ai pas pu l'abandonner.

-C'est très courageux de ta part. L'amitié est une chose précieuse. J'ai connu une fille aussi courageuse, si ce n'est plus. Voilà le conte de la soirée. Ouvrez tous vos oreilles et soyez attentifs. 

Il m'autorise à retourner à ma place et je me réfugie près de Julian. Je prends sa main dans la mienne machinalement. Je me sens un peu honteuse d'agir de telle façon mais sa présence me réconforte. Je me sens attiré par lui comme un aimant. Je ne peux pas l'expliquer, prendre sa main est une évidence pour moi.

-Il y a quelques temps, une jeune fille qui habitait chez Ixora se promenait gaiement dans la forêt. Elle avait fort soif et elle se désaltéra à la Maldita. Elle entendit des cris plaintifs de l'autre côté de la rivière, soit sur notre partie de l'île appelée Aislado, isolé en espagnol. Elle savait qu'elle ne pouvait pas franchir l'eau mais son altruiste fut plus fort que sa raison. Alors, ne pensant qu'à sauver cet inconnu, elle a franchi la rivière et l'a cherché. Il s'était blessé à la cheville et ne pouvait pas marcher. Elle est donc partie chercher de quoi nettoyer sa blessure et est venue le voir pendant une semaine entière pour le soigner. Il a enfin pu remarcher et a promis à la jeune fille qu'il la remercierait pour son geste. Par la suite, ils se rencontraient secrètement et devinrent bons amis. Finalement, leur relation évolua et ils devinrent amants. Un jour, un habitant d'Ixora surprit la jeune fille et le jeune homme. Il rapporta au chef du village ce qu'il avait observé dans la forêt. La sentence fut sévère et sans appel : la jeune femme fut tuée par son propre peuple pour non-respect du pacte.

Ce conte n'est qu'une histoire mais le regard du vieillard le trahit. Une part de son anecdote possède une part de véracité. Curieusement, je fais un rapprochement évident entre celle d'Aquila. Je détourne le regard et mes yeux confirment mes suspicions. Leur chef observe le feu et triture ses mains nerveusement. C'est un contraste assez étonnant qui ne va pas à un homme qui, à première vu, a l'air aussi assuré. L'imaginer aimer une femme comme il a dû aimer celle-ci me donne un pincement au cœur. Je ne peux pas complètement lui jeter la pierre. Après tout, il ne m'avait pas ôter la vie.