Chapitre 2 *

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 D'un geste mal assuré, Axel décala légèrement le rideau qui le coupait du monde, puis jeta un œil anxieux sur la plage à travers l'unique fenêtre de sa hutte, encrassée par la poussière et le sable.

Le Soleil déclinait dans les cieux, se laissant lentement dominer par la Lune et sa cour étoilée. Les lueurs du crépuscule semblaient embraser l'océan qui s'étendait devant ses yeux, pendant que les vagues venaient s'échouer sur la grève. Les mouettes continuaient à piailler, en planant à l'horizon.

Ça aurait dû être une journée comme les autres.

Les yeux du jeune pêcheur se posèrent immédiatement sur l'océan. Il guettait le moindre mouvement suspect, la boule au ventre. Axel n'arrivait pas à s'arrêter de penser à ce qu'il s'était passé. Une sirène – une sirène, bon sang ! Une créature imaginaire, qui n'existait que dans le folklore, dans les histoires que lui avait racontées l'aïeul de l'île, pendant ces étouffantes nuits d'été, autour d'un feu de camp rassurant, lorsque le jeune pêcheur n'était qu'un enfant. Les sirènes n'existaient pas, Axel était catégorique là-dessus – alors, comment expliquer l'apparition de cette jeune femme à la queue de poisson, sur son chalutier, entre les rares sardines qu'il avait attrapées, qui se battaient en duel ?

Immédiatement après avoir retrouvé l'île, Axel s'était barricadé dans sa hutte. Pas question d'aller avertir les autres insulaires de ce qu'il venait de passer. Ils le prendraient pour un fou – le jeune pêcheur en était persuadé, et il croulait sous le poids des scénarios possibles et imaginables qui lui donnaient le vertige, un carrousel d'images qui ne cessait de virevolter, encore et encore, s'il osait parler de ce qu'il venait de voir. Axel avait lâchement abandonné le banc de sardines sur le pont de son chalutier – il essayait de ne pas trop penser à l'odeur de poisson pourri qui allait l'accueillir, demain matin. Dans l'optique où il reprendrait la mer, à l'aube, bien sûr.

— Une insolation, se répéta-t-il encore une fois en rabattant pour la énième fois le rideau, le plongeant dans la pénombre. J'ai attrapé une insolation. C'est tout. Ça ira mieux demain.

Les quatre murs en planche de bois qui formaient son abri de fortune ne pouvaient pas le protéger éternellement du monde extérieur – et de cette créature terrible qui avait mis le désordre dans ses pensées, par son unique existence. Il ravala sa salive, le dos contre le mur, juste à côté de la fenêtre, et le cœur battant à la chamade, puis se précipita sur le rideau pour le tirer de nouveau, et observa l'extérieur.

L'océan était calme. Le roulement de vagues restait le même.

Tout allait bien.

Aucun signe de la sirène.

— Les sirènes n'existent pas, grommela le jeune pêcheur. J'ai juste attrapé une insolation. Une insolation, d'accord ? J'ai juste besoin de repos.

Il rabattit le rideau. Encore une fois.

Axel était exténué, mais il n'alla pas se coucher tout de suite. Tel un lion en cage, il commença à faire les cent pas dans son abri de fortune, incapable de s'immobiliser plus de vingt secondes, tout en continuant à ruminer son inquiétude et ses doutes. Enfin, le jeune pêcheur s'affala sur une chaise en bois bancale, le coude contre la table, il se massa les tempes en marmonnant. Il ferma les yeux, mais son cerveau était en ébullition. Le jeune pêcheur se rassura comme il le pouvait, en se disant que personne ne viendrait le déranger pour la fin de la journée. Les insulaires connaissaient Axel – ils connaissaient ce jeune homme réservé qui se mélangeait rarement avec les autres, pas par mépris mais plutôt par timidité et par gêne d'être au cœur d'une marée humaine. Personne n'oserait venir toquer à sa porte pour lui demander ce qu'il n'allait pas – à l'exception de Baptiste, peut-être, mais l'autre pêcheur ne lui rendrait visite que le lendemain, au zénith, et pas avant. Son pied tapa le sol à toute vitesse, un sentiment inexplicable d'impatience cernait son âme.

Son esprit tournait à plein régime. Il n'avait pas mangé de la journée, mais il avait trop l'estomac en vrac pour espérer ingurgiter quelque chose sans instantanément vomir.

Axel repensa à la sirène.

Ses pensées étaient totalement vouées à elle. Axel était incapable de penser à concevoir quelque chose d'autre.

Peut-être une sirène, ou peut-être insolation. Axel n'en savait plus rien.

Dehors, la nuit commençait à s'imposer sur leur île, accompagnée par la fraîcheur des dernières heures de la journée – mais malgré la baisse de température, Axel était luisant de sueur.

Le jeune pêcheur se redressa, péniblement. Sa peau lui semblait enflammée, probablement avait-il attrapé un coup de soleil aujourd'hui. Ça aussi, il en avait pris l'habitude, à force – les pots de pommade prescrits par la docteure Khalil s'entassaient sur la table oblong et bancale au centre de sa hutte, tellement les coups de soleil étaient devenus quelque chose de récurrent chez lui. Axel se dirigea une nouvelle fois vers la fenêtre, et tira encore une fois le rideau : le ciel s'assombrissait, les dernières traces du Soleil furent ses éclats orangés, à l'Ouest, ses derniers vestiges jusqu'à l'arrivée de l'aube. La Lune, quoique pas encore pleine et toujours en ascension, éclairait assez la plage pour permettre à Axel de voir l'océan.

Les vagues continuaient à s'échouer sur la plage et contre les rochers.

L'odeur des embruns était omniprésente.

Les mouettes s'étaient tues.

Il était seul.

Le jeune pêcheur plissa les yeux. Son regard était rivé sur l'océan. Axel parvenait à discerner son chalutier, accroché au ponton en bois à quelques pieds de sa hutte. Il ne put retenir un bâillement de s'échapper de sa bouche : son esprit paraissait peut-être inarrêtable, mais son corps, lui, commençait visiblement à crier grâce. Ce fut à cet instant-là qu'Axel réalisa qu'il avait l'impression que sa rétine était en train de brûler, et que ses paupières devenaient de plus en plus lourdes. En grognant quelque chose que lui-même ne comprit pas, il se résigna à aller une bonne fois pour toutes se reposer.

Demain, Axel devait aller pêcher, de toute façon.

En tournant le dos à la fenêtre, le jeune pêcheur ne fit pas attention à la forme longiligne qui agitait les flots, entre les vagues. Une queue de poisson impressionnante surgit de l'eau, avant de disparaitre aussi vite qu'elle avait apparu.

Dans l'obscurité, on aurait bien pu la confondre avec un dauphin, ou avec une autre créature marine mystérieuse qui peuplait les profondeurs de l'océan depuis des millénaires.

Enfin, il se décida à aller se coucher. Le jeune pêcheur se déshabilla à la hâte puis s'effondra sur son lit, qui grinça quand son corps musclé rentra en collision avec le matelas fin et miteux. Dès que sa tête embrassa son oreiller, imprégné de l'odeur salée du littoral, Axel ne chercha pas à lutter. Ses yeux se fermèrent comme par réflexe.

Demain serait une nouvelle journée.

Demain serait une bonne journée. Une journée normale. Axel en était persuadé.

Ce fut sa dernière pensée, avant de sombrer pour de bon dans un sommeil de plomb, sans rêve.

I am not a fish ! // REÉCRITUREOù les histoires vivent. Découvrez maintenant