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Solal n'avait pas dormi depuis quatre jours. Le reste de l'équipe non plus, à vrai dire. L'ambiance était lourde, les traits tirés, les voix graves. Ils étaient acharnés. Ils passaient leurs journées en réunion jusqu'à ce qu'ils aient perdu tout timbre de voix, jusqu'à ce que la nuit tombe, jusqu'à ce que l'aurore revienne, dans un cycle immuable. À chaque aurore le même enfer.

Ils avaient passé maints coups de fils, parlé au gouvernement, au président de la République lui-même. La fatigue, la peur, l'émotion les terrassaient, mais ils continuaient d'arrache-pied. Dès que la motivation redescendait, dès que l'abattement gagnait du terrain, ils se disaient qu'ils n'avaient pas suffisamment agi, qu'il y avait sûrement quelque chose, autre chose à faire. Un détail qui pourrait tout changer.

Solal serait bien aller en Syrie lui-même ; il aurait conçu un plan minutieux, il y aurait passé des journées et des nuits entières ; il les aurait frappé à mains nues, ces hommes qui jouissaient de semer la terreur ; il l'aurait sorti de là lui-même, il l'aurait tiré jusqu'au bout de la terre, jusqu'à la frontière du ciel, s'il avait pu, s'il avait pu. Mais il restait quelqu'un de raisonnable. Et puis, il n'avait pas la carrure du héros. Il avait les pieds sur terre et un cœur de trop.


Clément était revenu, lui. Il tremblait continuellement, comme mort de froid, comme si rien au monde n'avait le pouvoir de le réchauffer. J'ai couru après lui, il répétait sans cesse. J'ai couru, de toutes mes forces. Ils l'ont jeté dans une voiture et ils sont partis. Ils ne m'ont laissé que de la poussière et un paysage de cadavres. Une ville qui ressemble à un cimetière renversé...


Au début, Solal n'avait pas pleuré. L'idée de Louis accaparait tout son être. Il n'y avait pas de place pour quoi que ce soit d'autre. Il ne s'était pas posé, il n'avait pas réfléchi, il n'avait pas pensé à ce qu'il ressentait, à ce qui le traversait. Pas un seul instant. Il avait passé sa vie plongé dans le travail, et aujourd'hui il se retrouvait plongé dans l'horreur la plus totale, l'horreur qu'il n'avait jamais pensé connaître. Il ne voulait pas donner d'importance à autre chose que ce qui permettrait de sortir Louis de là-bas. Tout autre chose qui ne concernait pas Louis lui paraissait futile. Et puis, leur chagrin à tous, leur peur, n'étaient rien, rien, comparé à ce à quoi Louis faisait face.


La nuit qui menait au troisième jour, il était rentré chez lui. La fatigue l'avait emporté. Elle avait engourdi ses membres. Il ne sentait plus ses jambes, ni son cœur battre. Il avait dormi deux ou trois heures, affalé sur la couette. Il s'était réveillé dans un sursaut, les draps entremêlés à ses jambes. Le cœur au bord des lèvres, il avait jeté un coup d'œil à son téléphone. Tout aurait pu se passer durant ces quelques heures. Tout était possible. La fin du monde aurait pu sonner. Louis aurait pu être entre de bonnes mains, prêt à revenir en France. Louis aurait pu mourir. Une balle dans le dos, la tête tranchée ; en une fraction de seconde, c'était fait. Il comprenait pourquoi les hommes aimaient tant dormir. C'était le seul moyen qu'ils avaient pour se déconnecter, pour oublier la réalité, pour s'oublier eux-mêmes. Pendant un temps, rien n'arrivait, et, à la fois, tout était possible. Et puis, il y avait les rêves. Solal n'avait pas rêvé cette fois-ci ; mais il se leva avec un goût amer dans la bouche, et le ventre en miettes.

Il espéra noyer tout cela dans une tasse de café. Tandis que la machine vibrait, il regarda à travers la fenêtre. Le ciel était rose, avec des éclats d'or de parts et d'autres. Il pensait à Louis. Il a fondu en larmes. D'un coup. C'était violent comme un coup de poing. Ça menaçait d'arriver. Ça aurait pu arriver beaucoup plus tôt. Comme son enlèvement. C'était lui l'envoyé spécial depuis le début de l'émission, trois ans plus tôt. Louis respirait la jeunesse. Il avait le rire facile et le cœur au bout des doigts. Des rêves de gloire, des rêves d'espoir, la carte de l'utopie gravée dans moelle. La rébellion qui lui serrait le ventre. Il était si jeune, et il ne connaissait rien encore de la vie. Il avait vu tant de misères, durant ces trois ans. Il avait été témoin de toutes les cruautés imaginables. Et il les observait, impuissant. Il les montrait à la caméra, présentait les images à la France entière, mais c'était tout ce qu'il était en mesure de faire. C'était frustrant. C'était terrible.

sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant