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Lorsqu'il se sentait sombrer, il se disait que ce n'était pas le sommeil, que ce n'était plus le sommeil, mais bel et bien la mort qui venait le chercher.

Et pourtant, à chaque fois, il ouvrait les yeux de nouveau, dans un sursaut, une convulsion, comme si une décharge électrique venait de le perforer de la tête aux pieds. C'était son propre corps qui hurlait, qui le sauvait, dans un instinct de survie désespéré.

Ce n'était même pas un sommeil réparateur. Depuis qu'il était là, c'était comme si il n'avait pas dormi une seule seconde. Il somnolait tout au plus. Il y avait toujours du bruit aux alentours, des voix trop fortes et brusques qui lui donnaient l'envie viscérale d'appeler sa mère. Il y avait l'odeur abominable, et la peur qui n'était jamais loin. Elle lui tirait les os, elle grattait ses nerfs, elle lui tambourinait le crâne. Elle pulsait son sang.

Je ne sais plus pourquoi je meurs.


Il pensait à l'homme qu'il avait regardé mourir. Il avait cherché des comparaisons, des métaphores, mais ce n'était pas quelque chose qu'un assemblage de lettres pouvait décrire. Il revoyait son corps qui tombait, qui s'était étalé sur le sol ; en quelques secondes, c'était fini. Il avait suivi du regard le sang qui avait coulé. Cela n'avait pas été beau, ni même affreux. C'était juste un corps qui était passé de la vie à la mort en un battement de cœur.

Il pensait à ses proches en France, ceux qui l'aimaient, ceux qu'il avait aimé. Il pensait à ses parents, à Anna. Il se demandait ce qu'elle dirait si elle le voyait là, le corps recroquevillé dans la merde et le sang. Déjà il ne savait plus la sensation de ses longs doigts fins le long de sa peau, et il n'était même pas sûr de vouloir le ressentir à nouveau.

Il pensait à Camille. Son grand ami de toujours. Son frère. Ils avaient tant voyagé ensemble, que ce soit en réalité ou dans leurs paroles rêveuses, allongés sur le lit d'étudiants. Ils avaient toujours, toujours été là l'un pour l'autre. Leur cœur battait d'une même dynamique. Était-il en train de se battre pour lui venir en aide ? Avait-il laissé tomber depuis des jours déjà ?

Il pensait aux autres aussi, à Anil, Tania, Clément ; aux producteurs dans leurs costumes et leurs bureaux ; aux autres membres de l'équipe, tous ceux devant et derrière la caméra. Qu'est ce qu'ils en pensaient, eux ? Est-ce qu'ils avaient peur ? Est-ce qu'ils avaient froid ?

Il pensait à Solal. Il pensait beaucoup à Solal. Ce mur qui le soutenait ici le rappelait à Solal. Il voulait voir ses yeux clairs et lui dire qu'il était désolé. Sa voix lui manquait, sa manière de se tenir lui manquait. Il se disait que s'il l'apercevait un instant, juste l'espace d'un instant, même de loin, alors tout son corps se réchaufferait instantanément, et peut-être qu'au fond il n'avait besoin de rien d'autre. Il pensait à lui et son corps lui paraissait alors à la fois beaucoup moins et beaucoup plus douloureux.


Depuis combien de temps était-il enfermé ici ? Combien de semaines, de mois, d'années ? Était-il né ici ? Ces gens qui l'avaient attrapé entre leurs mains puissantes, qui l'avaient extirpé de la poussière blanche qui puait le sang et le brûlé, qui l'avait arraché à sa colère aussi menaçante que tous les raids et les bombes, ces hommes qui lui faisaient peur, étaient-ils ses parents ? Était-il né ici, contre ce mur ; dans ce pays à feu et à sang, entre ces entrailles assassines, dans cet endroit sombre qui semblait n'avoir ni entrée ni sortie ?

Il devenait fou, il devenait fou. Et pourtant, il lui restait suffisamment de bon sens pour savoir qu'il ne s'en remettrait jamais complètement, de tout cela. Mais c'était son métier, n'est-ce-pas ? Il avait choisi les tours du monde et de goûter à toute la cruauté qu'il possédait. Il avait choisi de rendre visite aux xénophobes pour leur poser des questions, il avait choisi de traverser les déserts, il avait choisi de voir le sang couler entre les pavés, il avait choisi de voir de plus près les attentats, il avait choisi de voir des enfants mourir devant ses yeux. Tu as choisi d'avoir sur tes épaules le poids du monde entier. Tu as choisi de souffrir pour ce monde. Peut-être pour échapper à ta propre souffrance, cette souffrance perpétuelle que tu n'expliques pas, que tu ne saisies pas.



Soudainement, il sentit un rai de lumière chaude frapper sa nuque. Le soleil brûla la peau de celui qui ne connaissait que le froid des murs et l'obscurité depuis l'éternité. On le mit debout avec des gestes brusques. Ses jambes engourdies tremblaient, ses pieds étaient tordus. Il avait oublié qu'il avait des jambes. Il avait oublié qu'il avait un corps. Il avait oublié son prénom, d'où il venait, pourquoi il s'était retrouvé ici. Quelques souvenirs lui revenaient, mais ils étaient faibles, fragiles, comme s'ils venaient d'un tout autre temps, comme si finalement ils s'étaient trompé de destinataire. Il avait oublié... Il avait oublié... On lui hurlait dessus. On le précipitait. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait. Il voulait se mettre à pleurer, redevenir enfant. Vous ne comprenez pas, je ne peux pas marcher, il voulait leur dire. Mais même parler, il ne pouvait plus. Sa gorge était sèche et ses mots l'avaient quitté.

On le fit avancer. Ses yeux fondirent face au soleil. Il ferma les paupières avec force. Des larmes acides coulaient le long de ses joues. Ou peut-être que ce sont mes yeux qui coulent. Face à tout ce qu'il avait vécu, face à tout ce qu'il avait vu, son corps le sauvait une nouvelle fois en le faisant devenir aveugle. Chaque pas le faisait souffrir. Ses jambes hurlaient à la mort. Il s'imaginait amputé. Il s'imaginait agenouillé sur le sol, une balle dans la tête, enterré misérablement sous la terre de ce pays où ici on foulait les cadavres.

Il ne savait pas comment il parvenait à faire un pas devant l'autre. On le poussait, à vrai dire. Au bout d'un moment, il gagna un peu plus d'assurance. Il avait l'impression qu'il venait de naître. Il apprenait à marcher ; il ouvrait les yeux face à un monde qui avait changé à jamais. Sous ses pas maladroits, le sable impitoyable. Au dessus de sa tête, un grand ciel bleu le regardait de haut. Il lui semblait qu'il n'avait jamais vu quelque chose d'aussi beau.


Il marcha, longtemps, des heures et des heures. Il transpirait, sa peau le brûlait. Il mourrait de soif. Il buvait sa salive ; il aurait pu boire son propre vomi. Il tomba plus d'une fois. On le relevait avec violence, les ongles écorchant sa peau sous le tissu de son tee-shirt trempé. Il se dit qu'il rêvait peut-être, mais la sueur sur sa peau était froide, et sa peau le brûlait. La réalité affolait son cœur, qui cognait jusque dans sa bouche. Il manqua de s'évanouir. Il manqua de mourir.


L'instant d'après, il sentit à nouveau des mains sur lui, et il cru que c'était sa mère. Elles étaient douces et tendres, ces mains. Il entendit des voix qui parlaient français. Et il sentit qu'on lui détachait les cordes, qu'on l'allongeait, qu'on l'examinait, qu'on lui parlait. Il y avait soudain trop de vie autour de lui, trop de souffle, trop d'espoir ; il suffoquait. Il voulait remonter le temps, revenir en arrière, au moment où il apprenait à marcher, à parler, à aimer. Il voulait mourir, puis renaître, sans aucune réminiscence de sa vie passée, sans qu'on ne le prévienne de rien.

Il sombra dans un sommeil lourd et profond. Il rêva de sa naissance sur une terre brûlée, de sa mère qui le tenait entre ses mains émues, de son premier cri perçant la chair à vif du monde. Des larmes coulaient le long des joues de sa mère, et il lui semblait qu'à partir de ces quelques gouttes d'eau des fleurs germaient au milieu de la poussière et des ruines.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant