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La tête contre le mur, il se sent mourir. Peu à peu, sans bruit. La vie s'échappe de lui dans un halètement qui ne s'entend plus. Il se meurt en silence. Tout s'estompe, s'efface. Il a oublié ce que cela fait de respirer. Il a oublié la sublime violence de la lumière lorsqu'elle heurte l'iris. Il a oublié la chaleur du soleil ricochant sur son épiderme. Il a oublié les bruits de la ville et l'odeur de Paris. Il a oublié ce que cela fait de marcher ; il a oublié ce que cela fait d'éclater de rire. Il a oublié jusqu'au son de sa propre voix.

Il n'y avait que ce mur. Il ne fixait que ce mur. Mais ce qu'il voyait surtout, c'était l'obscurité. L'endroit où il se trouvait était sombre. La nuit, il devinait des formes ondoyer dans le noir. Des fantômes, il pensait. Il les regardait, les battements de son cœur dans les tempes ; sans oser cligner des yeux, sans oser reprendre son souffle. Il leur donnait des noms, des visages. Il se disait qu'on venait le chercher, qu'on venait pour lui. Enfin. Et les larmes lui montaient aux yeux ; des larmes fatiguées, maladives, bouleversées, des larmes de poussière.

Il s'était plusieurs fois cogné la tête contre ce mur. Il ne savait pas s'il avait laissé des traces de sang, comme pour marquer son passage ; une signature de son désespoir. Le mur était glacé — à cause de l'humidité ambiante, sans doute ; à moins que le froid qui gagnait de plus en plus son corps dépéri imbibait aussi la pierre.

Chaque respiration lui faisait mal au cœur. L'endroit puait. L'air sentait la peur, la sueur, la pisse et le sang. La mort. Combien de gens avaient été tués ici ? Combien avaient supplié ? Combien avaient prié ? Combien étaient cruels ? Combien étaient innocents ? Combien étaient tout cela à la fois ? Un peu trop fragile, un peu trop humain ?

Et lui, qu'était-il ? Il savait trop bien que pour son corps courbaturé et endolori attaché contre ce mur, baignant dans ses excréments, et pour sa mort à venir, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il se regardait mourir comme on se noie, comme on se pend. Il sentait la mort grandir en lui, naître en lui, entre ses entrailles.

Et il se rejoue le film, encore et encore, même si ça fait mal, même si son propre souffle l'étouffe, même si les quelques larmes qu'il lui reste au coin des paupières ne peuvent rien contre les cordes qui entaillent ses jambes et ses poignets.



La caméra tournait au moment où le premier obus a explosé.

L'espace d'une seconde, le monde s'est arrêté. Louis avait sursauté si violemment qu'il avait cru que son cœur allait s'immobiliser. Son micro est tombé par terre, noyé dans le sable et la poussière. D'instinct, il avait ouvert la bouche. Quand un obus tombe, il faut ouvrir la bouche, sinon tes tympans explosent, lui avait dit un soldat qu'il avait suivi, un jour.

Et puis, bousculé, le monde a basculé.

LOUIS ! a hurlé Clément, son ami, collègue et caméraman le temps du reportage ; en même temps qu'aux alentours les habitants d'Alep criaient d'autres noms, en même temps que les rues retenaient leurs souffles.

L'apocalypse avait gagné la ville. Clément et lui ont couru dans la même direction que les autres. L'air était saturé de cris qui déchiraient le ciel et la terre ; et Louis su, à ce moment précis, que ces cris hanteraient ses nuits jusqu'à la fin de ses jours. Ce ne seront pas les premiers. Mais peut-être les derniers.

La poussière, le sable, la précipitation avait pris possession de ses poumons. Il toussait. Il les crachait, ces poumons. Des larmes coulaient de ses yeux, ses yeux coulaient de leurs orbites. Quelqu'un a hurlé quelque chose qu'il n'a pas compris. Un battement de cœur plus tard, l'habitation quelques mètres plus loin a explosé en lambeaux. Il s'est retrouvé propulsé contre le sol, désarticulé. Il avait oublié d'ouvrir la bouche. Son souffle s'était coupé dans la chute. Clément s'est agrippé à lui.

sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant