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Ce soir là, ils achevèrent l'émission avec amertume. Chaque membre de l'équipe autour de la table s'étaient levés et retiraient leurs micros avec la même expression sur le visage ; il y avait de la mélancolie, et aussi quelque chose de maussade.

Alors, c'est ça, nos vies, désormais ? Depuis combien de temps cela dure ?


Dehors, Solal tomba sur Camille qui fumait une cigarette. Il avait le regard vers les étoiles, voilé, terne.

Ça va, Camille ? lui demanda-t-il avec douceur.

Le reportage de Louis était magnifique, n'est-ce pas ?

Solal se surprit à sourire. Magnifique, c'était le mot. Les reportages de Louis en Palestine étaient d'une extrême douceur, d'une grande humanité ; toujours sensibles, sans pour autant tomber facilement dans le pathos. Mais il montrait aussi la dure réalité, la vraie routine d'un pays en guerre, d'une terre plongée dans la misère. Ses plans, ses mots étaient poétiques, mais tout de mêmes bruts ; ils allaient droit au but.

Ses reportages étaient à la hauteur de la vie : terribles et beaux. Ils étaient à son image à lui : amers et mélancoliques. Tout y respirait l'espoir, mais, dans le fond, il restait dur à trouver.

Tu as l'air triste, observa Solal.

Camille lui sourit, comme douloureusement amusé.

Anil me dit la même chose.

C'est que ça doit être vrai, alors. Qu'est ce qu'il y a ? Je pensais... Je pensais que maintenant ça irait mieux. Il se stoppa. Ses mots étaient naïfs et ridicules.

Et toi ? Ça va mieux ?

Solal fronça les sourcils et le scruta, bousculé.

On ne parle pas de moi, là.

On ne parle jamais de toi, Solal.

Ce n'était pas un reproche, ou quoi que ce soit. C'était un simple constat. Un bien triste constat.

Solal s'alluma une cigarette. Il ne voulait pas remarquer le regard de Camille appuyé sur lui, ni même le sentir. Il voulait voir mais pas qu'on le regarde.

Il cherchait quelque chose à répondre, n'importe quoi pour changer de sujet. Il ne savait pas si Camille avait ressenti sa gêne, sa détresse ; en tout cas, le jeune homme repris la parole, lentement, doucement. Chaque mot semblait être aigre dans sa bouche, difficile à prononcer, à seulement penser.

Tu sais, quand je vois les reportages de Louis... Quand je vois Louis... Je me sens... Je me sens futile. Tellement superficiel. Tellement fade. Tellement... vain. Il est utile, lui. Ce qu'il fait est utile. Il montre la guerre. Il montre la misère, l'horreur à vif. Ce qu'il fait a du sens. Et moi, à côté, je fais quoi ? Je suis quoi ?

Tu as aussi parlé des migrants, Camille.

Oui, mais... La plupart du temps, j'interview des politiciens que je méprise ; je fais des sujets sur leurs magouilles, leurs histoires d'argent, leurs bassesses... Et c'est si vain, tout ça, c'est si fade...

C'est notre pays, Camille. C'est notre routine. C'est notre vie. C'est normal d'en parler. Notre pays est bien loin d'être parfait. Il est corrompu. Il est affligeant. Il faut en parler. Tu es aussi utile que Louis. Tu n'as même pas à te comparer à lui.

Il voulait le serrer dans ses bras, mais il n'osait pas. Camille était bien plus que son employé, que son collègue ; mais il n'était pas certain de pouvoir le reconnaître en tant qu'ami. Ils avaient un lien, pourtant. Ils se comprenaient en un regard à peine. C'était loin du lien qu'il avait avec Louis — tout était loin de cela —, mais c'était déjà plus, tellement plus que ce qu'il partageait avec la plupart des autres. Alors il le regarda droit dans les yeux, et tenta un sourire. Pour l'instant, à ce moment précis, c'était le mieux qu'il pouvait lui offrir. C'était déjà plus que ce qu'il accordait d'habitude.

Ce n'est pas parce qu'il y a pire ailleurs que ça va mieux.



Solal rentra à pieds, ce soir là. La nuit était froide. Il regardait les étoiles, les lumières de la ville, qui palpitaient sous ses yeux. En filigrane de ses pensées, il y avait la voix de Louis, les mots de Louis. Tu es ridicule, et vain, aussi. On ne sait rien de toi. Tu es un menteur. Tu es superficiel. Au final, tu es comme les autres. Et si tu continues comme ça, tu vas toi-même devenir le néant. Tout ce que tu veux, c'est ton petit confort de français blanc riche et ton pauvre bonheur, ton ridicule petit bonheur de poche...

Peut-être que Louis avait raison, au fond. Il ne disait rien à personne parce qu'il était discret, taiseux ; c'était dans sa nature. Un rien l'embarrassait. Et il en avait, des fragilités, des fêlures. C'était plus facile de faire le beau à la télévision et de s'enfuir dans les rues de Paris à peine les caméras éteintes.

Il avait des passions, pourtant. Des amis. Il avait eu des amours, aussi. Mais face à Paris qui se déroulait sous ses pas, superbe et triste à la fois, face à la pensée de Louis, face à Louis, superbe et triste à la fois... Sa vie, soudain, lui parue pitoyable, vaine, creuse. Il avait plus de quarante ans, et ce soir là, il se dit qu'il n'avait jamais véritablement existé. La Seine était proche, et peut-être aurait-il pu s'y jeter. Qu'est ce qui le retenait à cette vie ? Quelle était la nature des fils qui le rattachaient ? J'attends Louis. J'attends Louis depuis le début. Même quand je ne le connaissais pas, je l'attendais. J'ai passé ma vie à l'attendre.


Ce soir là, il rentra dans son appartement vide. Il nourrit son chat et alla fumer une énième cigarette sur le balcon. Il aurait pu pleurer. Il aurait peut-être dû. Rien ne le retenait. Mais même face à lui-même, il voulait se montrer plus que lui-même. Il n'avait jamais menti mais ne disait jamais la vérité non plus. La vérité, c'était qu'il était fragile et triste, qu'il se sentait vide, qu'il se sentait seul, et qu'il aurait bien aimé s'endormir à côté de Louis. Il entendait le passé de son rire, un rire beau et jeune, un rire qui interpellait le bonheur et défiait la vie elle-même.

Ce soir là, Solal comprit. Louis n'est pas fait pour la guerre, mais il est fait pour cette vie là. Il n'est pas fait pour la guerre, mais il n'est pas fait non plus pour cette routine, ce Paris amoindri, cette société qui lui colle à la peau. Il est fait pour voir, pour écouter. Il est fait pour être témoin et pour jouer un rôle. Il est fait pour vivre pleinement. Il est fait pour tout vivre, tout, absolument tout. Même s'il doit en mourir.


Il s'endormit dans le noir ; sa tête, son cœur, tout son corps tourné vers un jeune homme à l'autre bout de la Terre, qui vivait tout en se croyant mort.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant