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Il avait oublié à quel point le monde était haut en couleurs.

Le voyage avait duré une éternité. Il supposait qu'il rentrait en France, mais comment en être sûr ? Les questions restaient bloquées dans sa gorge. Il était trop las, trop fatigué. Peu lui importait désormais ce que l'on faisait de sa chair et ses os.

L'avion flottait entre deux pays ; et lui aussi planait, dans un étrange entre-deux. Combien de fois s'était-il endormi d'un sommeil presque douloureux ; combien de fois s'était-il réveillé, ressentant ses battements de cœur laborieux dans chaque extrémité de sa chair, jusque dans sa bouche ?

On s'occupait de lui ; on lui avait rempli le ventre de nourriture et d'eau ; et pourtant, il se sentait toujours aussi vide. On avait soigné ses blessures, on avait inspecté chaque centimètre de sa peau. Il était rentré affamé, déshydraté, la chair amoindrie, le corps en ruines, le cœur en pierre. Sa santé avait énormément encaissé, mais, physiquement, il n'était pas blessé. Il était hors de danger, bien que sa toux effrayait ; elle lui faisait l'effet d'une coulée de lave le long de sa gorge et de son œsophage. Et lui restait là, pantelant, terriblement absent, avec cette sensation de se vider de son sang, sans fin.

La réalité effective des choses le frappa en plein visage lorsqu'on le déposa dans un lit d'hôpital, bien fixé sur la terre ferme. On l'examina encore et toujours, partout. Il se laissait faire. Quand on avait, comme lui, passé des jours et des jours baigné dans ses propres excréments, la pudeur était une notion lointaine.

On lui posa des questions. Il essaya de répondre, de regarder les différents médecins dans les yeux. Il voulait montrer qu'il était flegme, qu'il pouvait passer outre, qu'il pouvait s'en sortir, qu'il en faudrait bien plus pour le briser, pour le tuer. C'était dur. Il avait seulement envie de se réfugier sous les couettes, se recroqueviller sur lui-même, se laisser pleurer, pleurer, la tête sur les genoux, ses doigts agrippés à ses cheveux. Il voulait se faire mal physiquement pour que la douleur qu'il ressentait, là, au fond de lui, trouve un sens dans la réalité de ce bas monde.

Un matin, ils l'ont retrouvé en boule dans son lit, en train de mordre la couette. Il s'était empêché au dernier moment de planter ses dents dans la chair de son bras.

Il n'avait plus conscience de lui-même. Qui était-il ? Qu'était-il ? Il pouvait très bien être cet homme qu'il avait vu mourir là-bas. Lui aussi était tombé, et il avait réussi à se relever. Il était peut-être l'un de ceux qui tuaient là-bas. Peut-être qu'ils s'étaient trompé de personne en le rapatriant. Peut-être qu'il avait tué, peut-être qu'il s'était délecté du sang. Peut-être qu'il avait ri face à un enfant mort. Comment savoir ?


Après quelques temps, les proches furent autorisés à pénétrer dans la chambre.

Il s'anéantit entre les bras de sa mère. Il se laissait fondre. Il redevenait l'enfant qu'il avait été, il y avait des siècles. Il se lavait les yeux. Le sel qui chutait sur leurs plaies était pur, innocent. Peut-être que si elle le serrait suffisamment fort, il pouvait renaître entre ses bras ? Peut-être que si elle le serrait suffisamment fort, il pouvait disparaître ?

Il eut un choc lorsqu'Anna s'assit à côté de lui. Elle portait un sourire mais pas de maquillage. Elle avait l'air triste. Ses lèvres étaient aussi pâles que son visage. Il voulait lui dire quelque chose. Quoi que ce soit. Mais le langage lui manquait, et un barrage semblait s'être installé entre leurs deux corps.

Et Camille est arrivé ; Camille et ses cheveux de miel et sa peau ambrée. Des cernes étaient sculptés sous ses yeux, creux et violets. Il était toujours aussi beau aujourd'hui, fatalement beau ; cette beauté s'accrochait à lui comme une maladie, elle ne le quittait jamais, quelle que soit la situation, même la plus extrême, même la plus douloureuse. Pourtant, jamais Louis ne l'avait vu aussi abattu, à ras de terre et hors de portée.

Lorsque Camille est entré dans la salle, il y a eu un silence. Tout le monde savait et ressentait l'importance du moment. C'était Camille qui retrouvait Louis, c'était Louis qui retrouvait Camille, et, pendant cet instant, plus rien d'autre ne comptait. Il a précipité ses bras autour de son ami, son visage au creux de son épaule. Camille le serrait de toutes ses forces, et avec à la fois une infinie tendresse. Louis l'entendait pleurer. Il aurait aimé parler, dire quelque chose pour le rassurer ; lui dire qu'il allait bien, que tout irait bien. Mais tous ses mots, il les avait laissé dans les rues d'Alep, avec les autres, proies à la poussière et aux explosions d'obus.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant