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Il avait fini par se rendre compte qu'il était triste. C'était une tristesse mélancolique qui s'était fondu en lui, qui ne faisait plus qu'un avec lui. Il la portait en lui. Il savait qu'elle le paralyserait toute sa vie.

Il était impuissant face à cette tristesse, tout comme face aux bombes et aux corps qui tombent. Cette impuissance le frustrait. Cette impuissance le mettait en colère.

Alors bientôt lui vint la haine.


Un après-midi où Anna prévoyait encore de nouveaux plans pour le futur, tout sourire, il ouvrit enfin la bouche.

Je ne peux pas, Anna, il lui dit, lentement.

De simples mots, mais aussi violents que des poings. Que des tirs.

Tu ne peux pas quoi ?

Elle avait parlé avec beaucoup de douceur. Il n'en pouvait plus, de ces douceurs dans la voix. Au final, cela rendait mielleux à l'oreille, et faux.

Tu ne comprends pas. Tu crois qu'il me faut juste un temps pour me remettre de tout ça, et qu'après je reviendrais bouffer la vie à pleine dents. Tu crois que j'irai de l'avant parce que j'aurais enfin compris à quel point la vie est éphémère et ne tient qu'à un fil. Mais c'est faux, tout ça. C'est pour les films et les livres. Je ne serai plus jamais heureux à Paris. Je ne serai plus jamais heureux dans cette vie. Je ne peux pas retourner à la routine, à la tranquillité. Je ne peux pas. Je ne veux pas.

Elle ne le quittait pas du regard.

Qu'est-ce que tu veux, alors ?

Il ferma les paupières. Il ne savait pas ce qu'il voulait. Il ne voulait rien. Parfois il aurait aimé que rien de tout cela ne lui soit arrivé et qu'il ait continué sa vie comme si de rien n'était, sans avoir vu, sans savoir, avec l'insouciance de la jeunesse. Mais, aussitôt, dès que cette pensée l'effleurait, il se sentait égoïste, et en colère contre lui-même.

Je voudrais les bras de ma mère, les odeurs de mon enfance, les pommes du jardin, l'herbe sous mes pieds. Je voudrais retrouver l'arôme de ma jeunesse et le rire essoufflé de Camille. Je voudrais qu'en un voyage, en un pied posé sur la terre, en un claquement de doigts, ils baissent les armes. Je voudrais que les enfants d'Alep connaissent l'enfance que j'ai eu. Je voudrais le pouvoir de revenir dans le passé, le pouvoir de changer les choses. Je voudrais des ailes d'oiseau. Je voudrais Solal... Je voudrais...

Je veux que tu partes, dit-il finalement, dans un soupir fatigué.

Elle le regarda un long moment. Quand il trouva le courage de relever les yeux, il aperçu des larmes dans les siens, mais seulement une fraction de seconde avant qu'elle ne quitte la pièce. Et voilà, c'est fini pour Anna, se dit-il. Il avait un goût amer dans la bouche. Il réalisa qu'il l'avait depuis longtemps déjà. Peut-être même avant Alep. Peut-être même suis-je né avec cette saveur et cette souffrance déjà ancrées en moi.

Il regarda par la fenêtre. Le ciel était violâtre, prêt à se dégorger. Il le regarda longtemps, comme s'il s'attendait à y voir dégringoler un obus d'un instant à l'autre.

La nuit tomba comme tombe un corps tué.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant