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Les jours passaient et Louis regardait le ciel. Le ciel de Syrie est le même, il pensait. Pourtant, là-bas, rien n'est pareil qu'ici.

Il recouvrait des forces, et son âme, peu à peu.

Son retour n'était pas une renaissance. C'était une résurrection. Il était amer, mélancolique. En lui, il y avait quelque chose en trop – un éclat d'obus ; un cœur trop lourd ; les cris des Syriens aux quatre coins de son crâne. Il portait autour du cou les derniers regards qu'il avait échangé avec les enfants dans la rue, avant l'explosion. Il avait tendu le bras, il avait crié, et puis...

Il avait laissé quelque chose là-bas ; une part de lui-même, un morceau vivant, peut-être là où reposait tous ses espoirs. Là-bas, quelque chose en lui avait pourri, était mort. Le sang avait giclé sur son visage et rien ne serait plus jamais pareil. Il avait vu des enfants disparaître devant ses yeux et rien ne pouvait être pareil, et rien ne saurait être pareil, plus jamais.

La vie ici était tranquille et pourtant elle lui paraissait trop lourde à supporter.


Anna restait longtemps près de lui. Elle lui parlait de tout et de rien. Elle souriait beaucoup. Elle faisait des plans sur la comète, parlait de l'avenir.

Et Louis fixait le mur.


Il se sentait différent. Il était différent. Il avait dans la bouche la saveur de la guerre. Son cœur était froid ; d'un froid aiguisé qui le brûlait souvent.  


En plus des médicaments et des soins, on lui administra une psychologue. Elle était douce, prévenante, souriante ; mais Louis n'avait rien à lui dire. Il fallait parler, parler, toujours parler. Parler pour montrer que tout allait bien. Parler pour sauver les apparences. Parler pour se libérer, se délester d'un poids. Parler pour exister. C'était facile, de parler. Il suffisait d'entrouvrir les lèvres et de laisser la voix l'emporter sur tout le reste. On pouvait parler sans s'en rendre compte. On pouvait parler, parler pendant des heures. En quoi cette faculté prouvait-elle la santé, l'équilibre ? Louis ne voulait pas parler. Louis ne voulait pas mentir. Louis ne voulait rien dire. Louis était fatigué. Fatigué de ces mots qui n'avaient aucun sens si on ne les rattachait pas à un langage. Ce n'était que des syllabes, que des lettres. Ce n'était rien. Même moins que du vent. Pourtant, des mots l'avaient réchauffé, des mots l'avaient mis en colère, rendu triste. Il se demandait comment, un jour, les mots avaient-ils pu avoir un tel pouvoir sur lui.


Un après-midi, il entendit des coups légers contre sa porte.

C'est Solal qui entra.

Il avait toujours les cheveux gris, toujours les yeux clairs, très clairs, toujours cet air fatigué sur le visage. Il avait été en colère de voir qu'ici rien n'avait changé alors que là-bas tout s'était retrouvé à feu et à sang ; mais voir Solal identique lui fit du bien. Retrouver Solal, le Solal d'avant, le même Solal, était un repère pour lui. Une bouée de sauvetage. Il en avait désespérément besoin.

Étrangement, Louis se sentit sourire. C'était un faible sourire, fragile, prêt à se tordre et se briser en éclats sur son visage à tout moment, mais c'était déjà quelque chose, le début de quelque chose.

Comment tu te sens ? lui demanda Solal.

Il restait à la porte. Il n'osait pas s'approcher. Les autres s'étaient précipités sur lui, l'avaient touché, serré, pour s'assurer qu'il était bien là, que c'était bien lui. Solal, lui, avait l'air gêné.

À vrai dire, Louis ne savait pas comment il se sentait. Il ne pouvait pas mettre des mots dessus. Il aurait fallu créer d'autres mots, un tout autre langage pour toutes ces choses qu'on ne pouvait pas dire. Il était dans cet entre-deux vertigineux, qui lui faisait autant de bien qu'il lui faisait mal. Mais il savait pertinemment que, bientôt, on attendrait de lui qu'il se relève, qu'il avance, qu'il continue sa vie, comme avant. On attendait de lui qu'il soit un modèle, qu'il montre au monde entier qu'on pouvait se relever et être heureux malgré ce qu'il avait vécu, malgré ce qu'il avait vu. Mais Louis n'était pas certain d'être victorieux de ce rôle que l'on lui avait confié. Il se trouvait encore dans un processus incertain. Il fallait qu'il accepte, qu'il avale la pilule. Il fallait qu'il pense, qu'il réfléchisse. Qu'il trouve et mette des mots sur ce qu'il avait vécu.

Il n'était pas sûr de ce qu'il désirait. Ce lit, cette chambre d'hôpital l'irritait, mais l'idée de revenir à son appartement parisien lui donnait la nausée. Il fallait qu'il fasse le point. Mais il n'avait pas la force. Pas maintenant. Pas encore.

Je suis revenu, fut tout ce qu'il parvint à répondre sans tout à fait mentir, ni dire tout à fait la vérité.

Solal lui sourit. Louis regarda la tristesse de ce sourire, sa fatigue, et toute l'émotion qui en débordait. Il voulait goûter ce sourire.

Oui, tu es revenu, murmura Solal. Tu es là.

Oui, il était là ; et, pour l'instant, Louis n'avait pas la force de faire, encore moins d'être autre chose.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant