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Anna pénétra dans l'appartement avec une certaine précipitation et un frisson le long de la colonne vertébrale, comme si, morte de froid, elle avait enfin retrouvé un peu de chaleur.

Je ne vais pas te déranger longtemps, Camille, commença-t-elle. Comment va Louis ?

Pourquoi tu ne vas pas le voir pour lui demander toi-même ?

Les mots étaient violents, mais son ton doux. Cela avait été une simple question.

C'est plus compliqué que ça, tu le sais bien. Il m'a quitté. Il m'a rejeté.

Camille lui proposa à boire. Il imaginait la suite de la conversation, et déjà il se sentait las. Éreinté. Il aurait voulu qu'elle parte, mais sans la froisser.

Il va mal. Il a besoin de temps.

J'aurais pu l'aider. J'aurais pu être là pour lui. J'aurais pu...

Tu aurais pu, oui. On le peut tous. Mais ce n'est pas de cela, dont il a besoin.

De quoi a-t-il besoin, alors ?

Il ne savait pas quoi répondre. Il n'y a pas de mots pour cela.

C'est plus compliqué que cela, répondit-il doucement, lui empruntant ses mots. Il ne suffit pas de lui demander ce qu'il veut pour que tout aille mieux. Même s'il avait la totalité du monde entre les mains, il n'en serait pas moins triste.

C'est de nous dont il a besoin, Camille. Il a besoin qu'on soit là pour lui. Il a besoin d'amour. D'être entouré.

Camille la scruta, sonné. Il cligna des yeux. Il voulait lui dire qu'elle était naïve, la secouer. Il voulait qu'elle comprenne. Qu'elle comprenne quoi ? Que tout, tout est plus compliqué que ça.

Mais elle lui faisait penser à lui, dans un certain sens. Ses mots, l'écho de ce qu'il avait dit à Louis, quelques soirs auparavant. Elle pensait que l'amour allait sauver Louis tout comme il croyait que la jeunesse pouvait changer le monde. Et ce qu'il ressentait, là, cette brûlure, ce hurlement sans fin, était sans doute l'écume de ce que Louis avait éprouvé, face à lui, cet autre soir.

Alors, quoi ? Louis avait-il véritablement raison ? Il n'y avait donc plus d'espoir ? Il fallait donc attendre, impuissants, consumés par la rage et le désespoir ? Hurler dans les rues en sachant pertinemment que tout ce qu'on gagnerait seraient des gaz et des coups de matraque dans les côtes ? Il fallait regarder et se retenir de pleurer, se retenir de crier, se retenir de déchirer le ciel à mains nues ?

Il ne savait plus ce qu'il pensait. Il ne savait plus ce qu'il croyait. Louis avait bousculé toutes ses espérances. Louis avait ruiné à néant toutes ses convictions.

Il est traumatisé, Anna. Il a vu la guerre. La vraie, pas celle des films. Et la vraie guerre, la guerre réelle, elle n'est pas épique, ni même héroïque. La guerre ce sont des gens cruels, aveuglés par la rage. La guerre ce sont des gens qui veulent simplement rentrer chez eux. La guerre c'est la peur, c'est crever de peur. La guerre c'est l'innocence en sang. La guerre c'est l'injustice à son plus haut point. La guerre c'est voir tes frères mourir devant tes yeux, tes amis, tes enfants. La guerre c'est parfois devoir laisser des gens que tu aimes derrière toi pour sauver ta peau. La guerre c'est la lâcheté, c'est la misère, la bassesse. La guerre c'est l'abandon. C'est des mecs qui tirent au hasard, lâchent des bombes au hasard. Ils ne savent pas combien de personnes ils ont tué, leurs noms, leurs passés. Ils ne savent pas si c'était des enfants. La guerre c'est le hasard, une question de chance. Et ce que je te dis là va peut-être te rendre triste, horrifiée, mais tu vas quand même réussir à dormir ce soir, et les autres nuits. Lui, non. Il a vu. Il a vu et même s'il se crevait les yeux il ne pourrait pas l'oublier.

J'aimerais te dire que tu as raison. L'amour peut aider, oui, l'amour peut épauler, peut soutenir. Mais l'amour ne peut pas guérir, ni faire oublier, ni sauver.

Anna le fixait, pâle et affolée. Il avait l'impression de lui avoir brisé le cœur, d'avoir broyé entre ses doigts tous ses espoirs, et son avenir avec. Il voyait dans ses yeux qu'elle remettait toute sa vie en question, qu'elle cherchait le sens de sa propre existence. Moi aussi, je suis passé par là.

Il ne savait pas quoi rajouter ; s'il devait tenter de lui sourire, de changer le cours de la discussion. Elle le regardait comme s'il venait de lui hurler les pires horreurs. Pourtant, il lui avait seulement dit la vérité — en tout cas, celle de Louis. N'était-ce pas pour cela qu'elle était venue frapper jusque chez lui ? Mais ce ne sont que des mots.

Qu'est-ce qu'on peut faire alors ? demanda-t-elle d'une voix qu'il sentait bouleversée.

Je crois qu'on ne peut rien faire d'autre que de continuer à vivre nos vies, en étant la meilleure personne possible, en la devenant.

C'est tout ?

Il lui sourit tendrement.

C'est déjà suffisant.

Mais viendra le jour où, à notre tour, nous devrons nous battre. Et, à ce moment là, il ne faudra pas hésiter à prendre les armes.

On a déjà trop attendu pour faire entendre notre voix.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant