16

13 2 0
                                    

La colère de Camille ne lui avait pas explosé à la figure comme il aurait pu le croire ; des débris de douleur, d'incompréhension, de désarroi contre la peau, plantés dans les yeux. Néanmoins, elle était là. Il la voyait, lueur vacillante dans ses iris ; entaillée dans les traits de son visage. Il la sentait. Elle avait alourdi l'atmosphère de son bureau, rendu âcre le vent frais qui se faufilait de la fenêtre qu'il avait ouverte, comme si cette brise pouvait lui apporter des nouvelles de Louis, le fantôme de ses sourires éteints.

Tu l'as laissé partir ?

Elle était là, la colère. Il l'entendait dans sa voix. Son ton était calme, posé ; extrêmement froid. Camille fulminait.

Oui,je l'ai laissé partir. Il va rester quelques temps en Palestine. Il va sillonner entre quelques villes.

Il alla fermer la porte de son bureau.

Et il reviendra, ajouta-t-il,en regardant Camille d'un air entendu, et ferme.

Comment pouvait-il le savoir ? Il ne le sentait même pas. Cette assurance,cette promesse, ce n'était que du vent.

Vous auriez pu l'envoyer aux États-Unis, n'importe où. Il y a toujours des choses à raconter, partout, parce que ce foutu monde est régi par des monstres. Et vous le plongez en pleine guerre.

Il n'aurait pas été plus à l'abri aux Etats-Unis qu'autre part.Personne n'est à l'abri nul part.

Merci, Solal, très rassurant. Son ton était amer, cassant. Tu sais très bien ce que je veux dire.

Oui,je sais. Je sais que tu as peur. Je sais ce que tu te dis. Tu penses que Louis avait besoin de temps, encore quelques mois, avant de repartir. C'était ce que je pense aussi. C'est ce que je pense toujours.

Alors pourquoi ?

Il a dit qu'il voulait repartir, qu'il se sentait prêt. Il voulait l'Orient. Il voulait la guerre. Et si nous refusions, il serait parti lui-même. J'ai voulu, maladroitement, le raisonner — mais plus rien n'a de raison, plus rien n'a de sens. Il vaut mieux qu'il parte sous notre regard. On a préparé son départ, on le surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Ce n'est pas ça qui le sauvera si jamais —

Qu'est ce que tu veux que je te dise, Camille ? Qu'est ce que tu veux que je fasse ? J'ai fait ce que j'ai pu. Tu voulais quoi, que je l'enferme chez moi à double tour, lui laver le cerveau pour qu'il oublie ses lubies de retourner en Orient ? Tu sais très bien, trop bien, que rien ne l'empêchera plus d'y retourner.

Camille s'affaissa sur un siège, soudain las.

J'ai peur qu'un jour, il ne revienne plus.

Je te jure, Camille, que l'on a tout fait, tout. La sécurité est optimale —

Ce n'est pas de ça dont je te parle. Il poussa un soupir fatigué. Je sais. Je vous fais confiance. C'est par rapport à Louis.

Solal contourna son bureau pour s'asseoir en face de lui. Il le scrutait,mais lui regardait par la fenêtre, en se frottant les paupières.

Dis moi, dit Solal, doucement.

Un jour, il ne voudra plus revenir. Il n'en pourra plus d'ici. De ces pays riches qui gouvernent le monde. Il rejettera cette société hypocrite et laide. Au point où il en est, il n'en a absolument plus rien à faire de son confort, de son argent. Il n'en voit plus l'utilité. Il nous trouve fade. Et, un jour, il voudra rester là-bas. Définitivement. Je le connais. Je le connais depuis qu'on est ados. Partir avec uniquement un sac sur le dos ne lui fait pas peur. Il restera là-bas. Loin de tout. Loin de nous.

Solal ressentit en lui quelque chose d'étrangement douloureux. Comme un vertige. Il avait la sensation de sortir de son corps, tout en restant là, terriblement présent, terriblement réel, terriblement vivant.

Il aurait aimé répondre à Camille qu'il avait tort, que Louis finira toujours par revenir. Et qu'un jour, peut-être, il se permettra d'être heureux, de sentir le bonheur infester ses veines. Mais il connaissait Louis. Il le connaissait par cœur. Parfois il avait l'impression qu'il était une doublure de lui-même, le Solal qu'il avait été à cet âge. Parfois il avait l'impression que Louis avait été forgé à partir de lui. Louis était autant lui-même que lui-même. Et, ces derniers temps, il était plus Louis que Louis lui-même.

C'était ainsi. Et c'était aussi terrible que merveilleux.

Alors rien ne sert de le retenir, s'entendit-il dire. Si nous l'aimons, nous nous devons de le laisser partir.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant