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Louis était revenu. Même sans l'avoir vu, même sans avoir été prévenu, tout le monde l'avait su. Son retour se ressentait dans un frisson. Sa présence suintait des murs des locaux. Même le vent semblait souffler d'une différente manière. Dehors, le temps s'était obscurci ; pourtant, le soleil rayonnait plus fort que d'habitude.

Avec lui, Louis avait ramené l'éclipse. Elle diaprait l'atmosphère des bureaux, imprégnait tout Paris. Mais si avant ils auraient été persuadés que Louis était le soleil incarné et ce qu'il avait vécu l'obscurité qui venait l'ensevelir ; aujourd'hui, ils se demandaient si Louis n'était pas cette obscurité ; si ce n'était pas plutôt lui qui venait tout éclipser sur son passage.


Il passa la journée à gratter le papier, à la poursuite des mots. Mais c'était se mentir à lui-même et à tout le monde que de croire qu'il pouvait s'en emparer et les retenir entre ses doigts abîmés. Il savait que son élocution face caméra serait plate, conventionnelle ; le tremblement dans sa voix fera le reste. L'idée d'en parler, de se forcer à en parler lui donnait envie de vomir, de hurler, de cracher les mots et ses poumons.

Mais s'il ne parlait pas, ne serait-il pas encore plus hypocrite ? La problématique l'avait tenu éveillé des nuits entières. Elle le tourmentait. Il lui semblait qu'elle ne prenait jamais fin. Qu'il n'y aurait jamais de fin à tout cela, à cette vie, à ce monde. Il lui semblait qu'il n'y avait pas une réponse meilleure, plus juste que les autres. Il y a tant de nuances que l'homme ne peut pas saisir, même pas seulement imaginer. Il lui semblait que, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, il y aurait toujours quelqu'un à qui se justifier, à qui demander des excuses ; toujours quelque chose à subir, à laisser tomber, à réparer. 


Au bout d'un moment, il parvint à tirer quelque chose, à couler un peu d'encre, un peu de sang ; un bourbier de faux-semblants, fades ; une tirade insipide qui faisait sens — alors que, là-bas, plus rien n'avait de sens.

Il montra ses bouts de papier à Solal. Ce n'était pas si difficile que de lui présenter ce qu'il avait écrit. Il n'avait pas ravivé les plaies, il ne s'était pas saigné sur le papier. Il avait écrit ce que tout le monde voulait entendre. Il avait écrit ce qu'il avait la force de dire. Ce n'était pas tout à fait un mensonge ; mais il ne déversait pas la vérité non plus. Cette vérité lui échappait à lui aussi, à vrai dire. Cette vérité, il l'avait laissé dans les rues d'Alep, victime du feu et de la poussière. Il l'avait laissé se tordre de douleur et dépérir sous ses yeux. Cette vérité, cet ultime, il savait qu'il ne parviendrait jamais à l'atteindre.

Ils ne se regardaient plus dans les yeux depuis cette nuit là. Ils ne savaient pas si leur lien s'était brisé, si un mur s'était bâti entre leurs deux silhouettes. Peut-être qu'il n'y avait rien, finalement, que du vent. Peut-être qu'entre eux chaviraient les mots qu'ils ne s'étaient jamais dit. Ils avaient toujours plus craint le silence de l'autre que ses paroles.

C'est bien, lui dit Solal en retournant les feuilles entre ses mains. C'est très bien.

Louis ne voyait pas ce qu'il entendait par bien. C'était suffisant, il supposait. Il ne savait même pas si Solal était seulement sincère. Il l'aurait sans doute perçu s'il avait seulement regardé dans le gris de ses iris. Mais Solal lui échappait aussi. Il échappait au monde entier. Même le jour où il le tiendrait entre ses mains, il n'était pas sûr de pouvoir le retenir. Encore moins dorénavant, lui qui avait tant de mal à placer un pied devant l'autre, lui qui entendait des rafales de tirs à chaque claquement de porte, lui, incertain, homme blessé, brisé, qui tanguait en bord de ciel.

Je ne t'ai pas tout dit, souffla-t-il alors.

Solal s'immobilisa. Il semblait, à cet instant, qu'un coup de vent aurait pu le faire vaciller.

sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant