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Là-bas, Louis goûtait à la quintessence du monde.

Plus rien ne lui était caché. Il voyait tout. Il sentait tout.

Il y avait les militaires à tous les coins de rue, dont la vision était devenue habituelle, bien que toujours aussi angoissante, comme si la fin du monde était à deux minutes d'avoir lieu. Il y avait les habitations en ruines qui ne ressemblaient plus à des endroits où il y avait un jour eu de la vie. C'était uniquement des pierres. Il y avait le vent qui faisait se sentir encore plus esseulé. Il y avait cette atmosphère continuellement lourde. Parfois on voudrait quitter la Terre, respirer la voie lactée juste pour faire une pause, juste pour prendre l'air. Il y avait les tirs de Gaza, les explosions de Gaza, qui ricochaient jusqu'ici. À cela aussi, on s'habituait, tout en ne s'en remettant jamais tout à fait.

Il y avait aussi les enfants qui jouaient dans les décombres, dont les rires étaient une respiration ; ils remplaçaient les oiseaux qui ne venaient plus par ici. Il y avait les quelques arbres fruitiers,oasis somptueux au milieu du désert aride. Il y avait les habitants accueillants, chaleureux tout en gardant une certaine distance. Ils continuaient à vivre. Ils continuaient à se battre. Ici, vivre était une lutte. Et même abandonnés, la vie reste. Et c'est terrible, et c'est tout aussi magnifique.

Alors Louis vagabonde entre les différentes villes. Même la route délabrée, il l'apprécie. Clément filme tout, absolument tout ;Louis questionne chaque personne qu'il croise, absolument chaque personne. Ils ne manquent rien. Ils ne laissent rien passer. Ils n'ont pas d'armes, mais ils ont un micro et une caméra, et des témoins en France. Ils font de leur mieux.


Louis se promène souvent seul. À chaque fois qu'il revient vers Clément,celui-ci le regarde avec de la peur dans les yeux. Mais Louis revient toujours.

Il va voir le soleil se lever, puis il retourne l'observer se baignant dans un bain de crépuscule. Ici le ciel est encore plus beau à regarder. Sans doute parce qu'ici bas la beauté est rare. Il faut savoir la savourer. Sans doute parce qu'ici la vie est exceptionnelle. Il faut savoir la savourer. C'est tout un art, que de regarder le soleil se lever, puis se coucher. Ce n'est pas uniquement beau. C'est l'espoir qui se réveille et part se reposer. C'est l'espoir qui est toujours là, qui continue, qui lutte. Elle se voit, sa lutte. C'est l'aurore et le crépuscule rouges, le ciel en sang, le ciel hurlant.


Louis joue avec les enfants des quartiers. Louis écoute ce que les gens ont à lui dire, même lorsque son micro est éteint et rangé. Louis écoute même leur silence. Ici bas le silence veut dire beaucoup.


Un soir, Clément lui dit

N'oublie pas pourquoi tu es ici.

Louis l'a regardé sans comprendre. Il ne le voyait pas vraiment. Clément ne l'intéressait plus. Clément ne vivait pas la guerre. Clément n'avait rien à lui dire. Clément voulait toujours le surprotéger. Les mots qui sortaient de sa bouche étaient mornes, inutiles.

Je sais pourquoi je suis ici. Je sais ce que j'ai à faire.

Tu es ici parce que c'est ton métier. Tu es journaliste. Ne l'oublie pas.

Je sais que je suis journaliste. Qu'est ce que tu racontes ?

Je vois ce que tu fais, Louis. Je te vois. Tu es un journaliste. Tu te dois de rester objectif. Tu dois prendre du recul, garder de la distance. Ne te plonge pas corps et âme dans cette terre, dans cette guerre.

Louis était fatigué de ces gens qui lui faisaient la morale, qui croyaient savoir mieux que lui ce dont il avait besoin. Ces bien-pensants, ces hypocrites. Tous les mêmes, vous êtes tous les mêmes.

Je suis objectif. Cette guerre, cette misère, cette horreur, je ne l'invente pas ; elle est là, elle est réelle.

Je la vois tout autant que toi. Mais c'est à Paris que tu appartiens.Ce n'est pas ici. Ce n'est pas ton monde. Même si ça te frustre,même si tu te sens impuissant, même si ça fait mal.

C'est quoi, mon monde, alors ? C'est quoi, ma guerre ?

Les bras de ma mère ; les tartes aux fruits dans le jardin ; le plateau de l'émission ; les voyages et les terrasses de Paris avec Camille ; Solal, Solal. Mais cela appartenait au Louis d'avant, à un tout autre Louis. Cela lui semblait fade, des souvenirs faibles,fragiles.

Je t'ai vu interviewer des membres du FN en restant de marbre ; j'étais là quand tu as posé une question à Trump en personne, repris Clément, dans sa lancée — avait-il entendu la question ou l'évitait-il, ne sachant que répondre ?

Te sentirais-tu prêt à refaire de même maintenant ?

Louis baissa la tête, les yeux sombres, la mâchoire et les poings serrés.Non, il ne pouvait pas ; il ne pouvait plus. Il n'en avait plus la force, ou justement la bassesse.

Il était fatigué de la guerre mais son cœur battait de par le feu et le sang.

Clément soupira tristement.

Alors tu n'es plus un journaliste.

Je suis quoi alors ? Dis-moi, qu'est ce que je suis ?

Cela faisait longtemps qu'il se le demandait. Était-il encore Louis ? Qui était-il ? Qu'était-il ? Pourquoi était-il toujours en vie ? Pourquoi était-il né en premier lieu ?

Tu es un guerrier.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant